Lutte contre le terrorisme : le phénomène de radicalisation. Après le rapport De Kerchove, quelles réponses du Conseil JAI des Ministres européens des Affaires intérieures ?

Face aux récents développements internationaux, l’Union Européenne est appelée encore une fois à réviser sa stratégie de sécurité intérieure en matière de terrorisme. Le 29 avril dernier, le Coordinateur européen pour la lutte contre le terrorisme, Gilles de Kerchove, a remis un rapport confidentiel aux Etats Membres sur la menace des jeunes européens musulmans qui partent  en Syrie pour combattre aux côtés des rebelles les plus radicaux. Face au phénomène du retour en Europe de ces combattants désormais bien entraînés, M. de Kerchove appelle pour une révision concertée de la stratégie de « déradicalisation » dans l’UE. Le Conseil, qui avait alors promis de se charger de la question au sommet de juin, n’a répondu que très partiellement aux espoirs du Coordinateur.

 Une première stratégie de « déradicalisation » au niveau de l’UE avait vu le jour fin 2005, approuvée dans la foulée des attentats terroristes de Madrid et Londres. Dans le cadre plus large de la stratégie européenne de lutte contre le terrorisme, cette initiative vise les individus radicalisés ou en voie de radicalisation et les canaux de recrutement de nouveaux adeptes. Bien qu’aucune limite de principe n’avait été posée au champ des idéologies extrémistes, il était clair que la plupart des efforts aurait dû cibler le fondamentalisme islamique. La stratégie envisageait alors un plus strict contrôle des réseaux internet et des établissements religieux et de formation réputés à risque ; un petit aperçu avait déjà été fait à l’égard des voyages d’entraînement à l’étranger. Tout en rappelant l’importance du cadre paneuropéen, la stratégie demeure cependant fort vague et l’essentiel des tâches à achever reste confiné à l’échelon national. La Commission n’est invitée qu’à financer des projets de recherche et d’échange interculturel, sans d’autres implications majeures.

 Depuis lors, les choses ont évolués. La guerre civile en Syrie représente depuis deux ans une cause pour laquelle se battre aux yeux de plusieurs centaines de jeunes musulmans (aussi néo-convertis) et bien sûr, un champ d’entraînement pas anodin. L’expérience acquise dans les déserts autour de Damas ou dans les nombreuses villes disputées par les lignes ennemies pourrait se révéler une menace éclatante, a averti M. De Kerchove, lors du retour en Europe de ces combattants. Encore que le Coordinateur n’ait pas chiffré le nombre des jeunes djihadistes européens, les estimations d’après les données nationales oscillent entre les 600 et les 700 individus. Le rapport de M. De Kerchove, tout en prenant acte de la nouvelle donne internationale, sollicite les Etats Membres à pousser plus loin la coopération avec les pays tiers du Maghreb et la Turquie, cette dernière étant devenue un couloir explosif entre les Balkans européens et la Syrie. M. De Kerchove demande aussi une implication forte des acteurs sociaux opérant en première ligne avec les individus en voie de radicalisation.

Jusqu’ici, les approches retenues varient sensiblement d’un Etat Membre à l’autre. En particulier, elles suivent les engagements internationaux pris par les gouvernements, ainsi que la structure institutionnelle étatique. Ainsi, les pays du nord de l’Europe et le Royaume Uni, fervent allié des Etats Unis dans les guerres menées au Moyen Orient, privilégient une prévention très en amont en collaboration avec les ONG, les communautés locales etc. Au contraire, en France, les programmes de « déradicalisation » sont conçus au niveau ministériel et appliqués dans tout le territoire national. L’intensité de ces programmes aussi varie en fonction du rôle international joué par l’Etat en question.

 Avec environ 120 nationaux partis combattre en Syrie, la France est l’un des pays les plus touchés par le phénomène, dénonce le Ministre français de l’Intérieur Manuel Valls lors du Conseil JAI du 7 juin dernier. La Belgique aussi compte plusieurs dizaines de jeunes nationaux, dont certains se sont convertis à l’Islam tout récemment, souvent sans que leur parents ne s’aperçoivent de la profondeur de leur engagement jusqu’à leur départ. S’il est vrai que pas tous sont des djihadistes, il n’en demeure pas moins que la plupart d’entre eux ont rejoint les forces radicales liées à Al-Qaeda. Surtout, constate M. Valls, l’ampleur du phénomène aujourd’hui n’est guère comparable à celle détectée lors de précédents conflits, au Mali comme en Afghanistan.

 Face aux alarmes lancées par M. De Kerchove, le dernier Conseil JAI n’a fait qu’un timide pas en avant. Certes, tous les Etats Membres, d’après les conclusions du Conseil, se sont trouvés d’accord sur la nécessité de mettre à jour la stratégie de « déradicalisation « de 2005, eu égard aux développements du terrorisme international. Cependant, la réponse ne cesse d’être confiné principalement au niveau national. En effet, aucun accord majeur de portée communautaire a été dégagé lors de la réunion interministérielle, sauf une invitation adressée à la Commission à rédiger une communication sur le sujet. Celle-ci devrait brosser les grandes orientations à suivre pour contrecarrer le phénomène des combattants étrangers en Syrie, en s’appuyant sur des études académiques fiables et sur l’expérience du « Radicalisation Awareness Network » (RAN), établi fin 2011 par la Commissaire Cecilia Malmström. Loin d’envisager la proposition d’une nouvelle directive, le Conseil semble hésiter à pousser plus loin la coopération dans le cadre communautaire pour une politique qui relève toujours de l’intouchable.

Seul le Ministre espagnol de l’Intérieur, Alberto Ruiz Gallardon, a présenté un projet de loi plus concret, qui d’ailleurs ne va pas sans problèmes. Ceci prévoit en effet la possibilité de monitorer les ordinateurs des sujets considérés comme à risque, à partir des données relevées sur les sites internet: sans surprise, le projet rencontre pas mal de résistances, eu égard aux derniers bouleversements causés aux Etats Unis par ce qu’on nomme désormais le « datagate », c’est-à-dire le scandale des contrôles numériques de millions de citoyens américains et non américains, par l’Agence de Sécurité Nationale américaine (NSA). D’ailleurs M. De Kerchove s’est dit déçu que le Parlement Européen ait rejeté en avril la proposition de créer un fichier européen de données personnelles des compagnies aériennes (Passengers Name Record, PNR).

 Pourtant, le renforcement de la coopération européenne avec les Etats Unis reste à l’ordre du jour, tout comme celle avec la Turquie, passage crucial pour atteindre la Syrie. Les termes de cette collaboration restent à définir et le Conseil a chargé M. De Kerchove de les étudier. Pour connaître les évolutions prochaines, faudra-t-il attendre le mois de septembre, date à laquelle le Ministre belge de l’Intérieur, Joëlle Milquet, a préconisé une nouvelle rencontre inter-ministerielle à cet égard. Pour l’instant, les appels du Coordinateur pour une plus forte coopération communautaire ne trouvent toujours pas d’écho suffisant dans les capitales européennes.

 

 Gianluca Cesaro

  

Pour en savoir plus :

·            Stratégie de l’UE visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes – 2005 – (EN)  http://register.consilium.eu.int/pdf/en/05/st14/st14781-re01.en05.pdf

 

·            Conclusions du Conseil JAI appelant à une actualisation de la stratégie de l’UE visant à lutter contre la radicalisation et le recrutement de terroristes – 2013 – (FR)  http://www.consilium.europa.eu/uedocs/cms_data/docs/pressdata/fr/jha/137398.pdf

 ·           Memo de la Commission sur le RAN – 2013 – (EN)  http://europa.eu/rapid/press-release_MEMO-13-40_en.htm

 ·            Reportage sur les jeunes belges partis en Syrie par « Le Monde » – 2013 – (FR) http://www.lemonde.fr/europe/article/2013/05/11/belges-jeunes-et-engages-dans-la-voie-du-djihad-en-syrie_3169208_3214.html

 –                 Dossier de Nea say sur le phénomène de radicalisation https://www.google.be/#sclient=psy-ab&q=radicalisation+site:eu-logos.org&oq=radicalisation+site:eu-logos.org&gs_l=hp.12…2547.19109.0.23469.32.27.0.2.2.0.2719.16937.0j2j7j6j4j1j1j3j2j1.27.0…0.0…1c.1.17.psy-ab.fHx_H5jB8Sc&pbx=1&bav=on.2,or.r_cp.r_qf.&bvm=bv.47810305,d.d2k&fp=f1d58b4153850411&biw=1280&bih=824

 –                 Site du portail de la commission européenne consacré au Radicalisation Awareness Network http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/what-we-do/networks/radicalisation_awareness_network/index_en.htm

 –                 Radicalisation Awareness Network : Article de Nea say  et communiqué de presse de la Commissionhttp://www.eu-logos.org/eu-logos_nea-say.php?idr=4&idnl=2481&nea=48&lang=fra&lst=0 http://europa.eu/rapid/press-release_SPEECH-12-336_en.htm

 

 

 

–                  

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

Laisser un commentaire