Islamophobie, espace public et laïcité : quelle place pour l’islam ?

 

Ces derniers jours, l’islamophobie signe son grand retour dans les journaux. Profitons de l’occasion pour remettre à plat concepts, contextes et s’intéresser à la problématique qui sous-tend tout cela : « Islam et Laïcité : un possible avenir ? ». Si préjugés et stéréotypes sont régulièrement véhiculés par médias, hommes politiques, intellectuels et individus lambdas, nous tenterons de redonner à cette thématique toute la rigueur et la scientificité qu’elle mérite.

 D’abord, le terme islamophobie semble s’être installé dans le jargon européen et journalistique sans même que sa signification, ses origines soient correctement dessinés. Rappelons-nous : en 1997, le « Runnymede Trust Report » reprend les différentes composantes de l’islamophobie, celles-ci étant reprises par Charles Husband et Yunis Alam. L’islamophobie consisterait à percevoir l’islam comme un bloc statique, insensible au changement et ne partageant aucune valeurs avec d’autres cultures, rendant cette religion inférieure aux autres car perçue comme barbare, irrationnelle, primitive, sexiste, l’ensemble ne pouvant qu’aboutir qu’au clash des civilisations dépeint par Huntington. Finalement, l’islam ne serait qu’une idéologie politique basée sur une critique de l’Occident, et en tant que telle ne mériterait que rejet et hostilité. Certains médias et hommes politiques se plaisent à relayer stéréotypes et idées reçues, phénomène d’autant plus inquiétant que ce sont eux-mêmes qui nous aident à forger nos représentations de la réalité. Selon le Shadow Report d’ENAR en 2012, en Belgique, 51% des plaintes relatives aux discriminations envers les musulmans reçues sont en relation avec les médias. De même, Stephanie Le Bars, journaliste au Monde mentionne que « La connaissance de l’islam à travers son actualité internationale et géopolitique contribue à ternir l’image de la religion musulmane. Cette actualité ne peut pas être passée sous silence mais il est évident qu’elle ne rend pas compte de la diversité et de la complexité du phénomène musulman à travers le monde, et notamment en France ».

 Cependant, ce qu’il semble crucial de souligner est la mutation de la perception des musulmans dans l’espace public. Ainsi, comme Chris Allen le décrit très justement, ceux-ci sont passés de cet « Autre » dont on perçoit les différences, mobile suffisant pour justifier un rejet économique de ces individus (peur concernant les emplois) à un « ennemi intérieur » que les attentats du 11 septembre ont permis de modeler. Désormais, ce n’est plus la préférence nationale qui est mise en avant mais un discours sécuritaire faisant l’amalgame entre musulmans et extrémistes voir terroristes, suscitant une peur et un rejet qui sont désormais culturels (Burak Erdenir). Cela a contribué, selon Burak Erdenir, à permettre que les musulmans voient leurs droits à l’exercice de leur religion mais aussi sociaux et juridiques diminuer tout en étant les cibles des médias et de l’ensemble des discours d’une classe politique toujours marquée par une vision très manichéenne des choses.

 C’est donc bien l’ensemble de ce contexte qui a permis à l’islamophobie de faire son entrée dans le jargon européen, celui-ci permettant de faire la lumière sur cette peur irrationnelle, car c’est bien ce à quoi renvoie le terme phobie, d’une culture modelée par un Occident qui aime à se construire des ennemis. Pourtant, le terme est loin de susciter l’adhésion de tout un chacun. Dans l’éditorial de Libération du 21 et 22 septembre, Fabrice Rousselot déclare : « Il est des mots qui font naître le débat. Des mots ambigus qui dérangent, qui inquiètent et traduisent des mots profonds. Islamophobie est de ces mots là, rejeté par les uns, instrumentalisé par beaucoup. La sémantique oblige à dire que le terme est impropre ». Ainsi, le terme aurait un effet de mode, comme le démontrent les nombreux ouvrages sur le thème et serait une sorte de fourre-tout, interprété par tout un chacun selon ce qu’il veut bien y voir. C’est ainsi que Christine Lazergues présidente de la de la CNCDH (Commission nationale consultative des Droits de l’Homme) préfère le terme de racisme antimusulman. Le président de la Licra, Alain Jakubowicz irait même jusqu’à affirmer, selon ses propos relayés par Libération que le terme «  a été créé de toutes pièces par les représentants de la frange radicale de l’islam pour empêcher toute critique de la religion ». Ainsi, l’aspect fourre-tout du terme permettrait de faire l’amalgame entre défenseurs de la laïcité et racistes.

 Parvenu à ce stade de notre raisonnement, la question qui pourrait se poser est celle de la compatibilité entre espace public et islam. Comme le mentionne Addi Lahouari, « la religion musulmane n’a pas à s’ingérer dans les affaires politiques mais elle doit avoir toute sa place dans l’espace public, portée par ceux qui y croient ». L’espace public apparaît en effet comme le lieu, non d’opposition mais d’expression des différences. L’opposition des cultures fait alors place au dialogue et à l’expertise, clés pour la création d’un espace infini d’échanges et de respect mutuel. L’émergence de ce dialogue au niveau européen remonte aux années 1990 où Remy Leveau note un effort de réflexion et d’institutionnalisation de l’islam dans l’espace européen. L’avantage de l’échelle européenne s’impose d’elle-même en tant que permettant de dépasser l’échelle nationale et ses expériences historiques ponctuelles. L’enjeu pour l’Europe est finalement de définir les modalités institutionnelles qui posent les conditions d’un pluralisme religieux dans une Europe composée d’Etats membres avec leur propre héritage, leur propre appréhension du phénomène religieux. Finalement, l’européanisation de l’islam s’est traduite dans le langage européen par la notion d’euro-islam tel que le développe Mélissa Anne Parker : celui-ci est construit autour d’un rejet de l’assimilation et d’une promotion de l’intégration. Ainsi, depuis que de nombreuses matières comme l’asile, l’immigration ainsi que la libre circulation ont été prises en main à l’échelle européenne, l’Etat national n’a plus le monopole de la décision, d’où l’attractivité du niveau européen. De plus, le niveau national a souvent été synonyme de marginalisation, de pouvoir limité et encadré fortement par le pouvoir central, ce qui accentue encore l’intérêt que constitue le niveau européen par son ouverture.

 Si l’occupation de l’espace public par l’islam n’est plus à démontrer, on peut se demander autour de quels enjeux cette mobilisation s’organise. Pour Valérie Amiraux, c’est surtout autour des discriminations religieuses que cette mobilisation s’inscrit, soit d’un aspect culturel en luttant contre l’inégalité des droits ou d’un aspect plus individuel en luttant contre les expériences subjectives des individus confrontés à un racisme et à des injustices quotidiennes. Didier Fassin insiste bien sur la fenêtre d’opportunité que constitue le niveau européen. Un autre aspect adjacent à cette idée est celui de la promotion de la multiculturalité de la citoyenneté comme l’évoque Catherine Audard. Ce qui semble primordial face au dogme de l’assimilation est de créer un véritable droit à la différence, appréhendé non comme une menace mais comme une richesse dans une société qui serait caractérisée par sa pluralité : c’est ce que Kastoryano appelle la politique de la reconnaissance : plutôt que de se craindre faute de se connaître, la reconnaissance des différences permettrait de créer une proximité entre les identités.

 Mais Saïda Kada insiste également sur le fait que les thématiques de l’immigration et de l’intégration ne sont pas les seules et que l’enjeu est plutôt « d’intégrer nos valeurs religieuses dans notre développement citoyen, à côté du droit de pratiquer sa religion, le musulman est censé comme citoyen oeuvrer à l’actualisation d’une stratégie d’intervention sociale ». Ainsi, on a trop tendance à rattacher les musulmans aux thématiques auxquelles ils pourraient a priori être les plus sensibles, mais en tant que citoyen, le but est de participer de manière beaucoup plus large, de créer une réelle « contribution musulmane à la réflexion et à la résolution de problèmes comme l’exclusion, la délinquance, le chômage et la mondialisation ».

Dans un dernier temps, la laïcité a de nouveau la cote, notamment en France, avec la Charte de la laïcité de Peillon. Vaste rappel de l’ensemble des textes déjà existants, cette charte a surtout relancé un débat dont nous allons nous demander si les termes en eux-mêmes sont appropriés. Etienne Balibar pose le défi auquel est confronté la laïcité : celle-ci est pour lui confrontée à une crise historique où elle doit faire preuve de son efficacité ou être remodelée, sinon disparaître. En effet, celle-ci n’a pas évolué depuis le XIXème siècle car depuis son appréhension comme incontournable, on a pas jugé nécessaire de la remodeler : institution rime donc dans ce cas pour Balibar avec inertie intellectuelle, ce qui rendrait la laïcité vide de sens aujourd’hui. Ce dernier ne lui serait donnée qu’en vertu de circonstances propres à chaque Etat. C’est ce qui amène Jean Baubérot à affirmer que la laïcité ne serait implantée que dans cinq Etats, dont quatre dans lesquels elle serait en crise. C’est dans ce sens que Camille Froidevaux-Metterie cherche des solutions pour que les défenseurs de la laïcité trouvent le moyen de répondre à la double exigence d’intégrité du dispositif laïc et de reconnaissance des identités religieuse. En effet, si les croyances ne sont plus des vérités officielles, elles restent des composantes légitimes de la société civile.

 De même, Etienne Balibar souligne à juste titre que la religion n’est plus ce qu’elle était : ce n’est plus un système de croyances mais une véritable culture qui fournit des modèles de comportements, des moyens de s’identifier. Ainsi, comme Camille Froidevaux-Metterie le souligne, on assiste à une redéfinition identitaire des religions : c’est la valorisation de l’appartenance communautaire qui prime sur le contenu de la foi. Pour Kilani Mondher, ce qui est oublié par l’Europe c’est que « l’islam est d’abord un style de vie avant d’être une obéissance aveugle à la foi ».

 La laïcité est aujourd’hui un terme banalisé, l’on évoque sans cesse les atteintes à celle-ci que constituerait l’islam : mais comme le souligne Balibar, parler de défendre l’Etat contre l’islam alors qu’il soit loin d’être évident que celui-ci soit en danger pourrait être aussi rattaché à une forme de radicalisme. Pour résumer, le danger d’atteinte à la laïcité apparaît comme plus relevant d’un fantasme que de la réalité : si la société n’est plus organisée autour de la religion, il n’est pas contraire à la laïcité d’être religieux. De plus, le débat vif à ce sujet révèle bien que nos esprits sont toujours teintés d’un imaginaire religieux, si positif ou négatif qu’il soit.

 Finalement, ceux mêmes qui sont effrayés par une atteinte à la laïcité se reposent sur un héritage religieux. En effet, la laïcité ne peut être appréciée hors du contexte catholique, celui où l’Etat s’est émancipé pleinement de cette même religion. Ainsi Kilani Mondher souligne que la laïcité ne s’est pas totalement émancipée de l’imaginaire religieux qui la détermine en partie. Depuis le 16ème siècle, l’Europe s’est construite sur et au travers de la religion chrétienne, lui conférant son identité et son unité. On ne peut nier cet héritage, même dans une société dite laïcisée car la religion continue à fournir les cadres de pensée utilisés : « une laïcité bien comprise est une laïcité consciente de ses présupposés historiques et culturels et prête à en discuter ».

 Si Marcel Gauchet annonçait une fin de la religion dans les sociétés occidentales, le religieux ne semble pas sorti d’elles pour autant, comme l’évoque Camille Froidevaux-Metterie. La thèse de la sécularisation a été développée dans les années 1960 et a mis les croyances et les pratiques religieuses au rang d’archaïsmes historiques au nom de trois éléments : la différenciation de la sphère spirituelle et temporelle, la rationalisation de l’ordre séculier au vu des progrès de la science et la mondanisation de la société. La thèse de la sécularisation définie par Camille Froidevaux-Metterie est le fait que la religion soit reléguée hors de la sphère du vivre ensemble pour ne plus concerner que les consciences individuelles. Le paradoxe observé dans les années 1980 est que cette même thèse de la sécularisation est devenue elle-même un objet de foi. Pour Taylor, la sécularisation serait plutôt le passage à une croyance incontestée et incontestable en Dieu à une option parmi d’autres.

 Ainsi, comme précisé plus haut, la religion continue à nous modeler. Kilani Mondher affirme que « la religion demeure un idiome, un langage par lequel on continue à se présenter et à présenter l’autre, surtout en situation de crise ou de conflit ». D’ailleurs, comme le souligne Olivier Roy, c’est par rapport à une religion donnée qu’est définie la sécularisation : celle-ci est marquée par la religion dont on sort. Notre laïcité et notre sécularisation seraient alors chrétiennes d’où la prééminence des débats sur la coexistence possible entre islam et laïcité.

 En conclusion, ne nous mettons pas des barrières superflues : soyons conscients des termes et de ce qu’ils impliquent avant de prendre part à un débat qui nous dépasse. L’islamophobie, qu’elle soit nommée par ce terme ou par d’autres, est aujourd’hui une réalité, l’Union européenne se doit donc de persévérer dans son inclusion de l’islam dans l’espace public européen. Ainsi qu’Olivier Roy le souligne, « Des croyants expriment le sentiment d’être discriminés et parlent de leur souffrance, ce qui est tout à fait nouveau. Ils ne parlent pas de vengeance, ni de contre attaque mais dénoncent les insultes, le mépris ». De même, soyons conscients de ce que la laïcité implique, raisonner en ces termes n’étant peut être pas la meilleure façon d’instaurer un débat neutre. Ainsi, « il faut repenser le rapport entre laïcité et religion comme un rapport d’inclusion et pas d’exclusion » et s’écarter d’une laïcité qui se « présente comme une alternative à la religion et pas du tout comme un système de vivre ensemble », toujours selon les propos d’Olivier Roy.

  

Louise Ringuet

 

 

 

 Pour en savoir plus :

 

HUSBAND Charles, « Promoting diversity, equality and integration : challengind islamophobia in Europe », 15 octobre 2011.

 ALLEN Chris, Islamophobia and its consequences

 ERDENIR Burak, “The future of Europe : islamophobia?”

 LAHOUARI Addi, « Laïcité, islam et espace public », Projet, 2001, n°267

 LEVEAU Rémy, « Etre musulman en Europe », Pouvoirs, 2003, n°104, p.111-120.

 PARKER Mélissa Anne, « The Europeanization of islam : the Role of the multi-level structure of the EU », Unspecified, 2005.

 AMIRAUX Valérie, « Les musulmans dans l’espace politique européen, Vingtième siècle Revue d’histoire, 2004, n°82, p.119-130.

 KASTORYANO Riva, « Des multiculturalismes en Europe au multiculturalisme européen », Politique étrangère, 2000, Vol.65, n°1

 BALIBAR Etienne, « Faut-il qu’une laïcité soit ouverte ou fermée ? », Mots, 1991, n°27, p.73-80.

 FROIDEVAUX-METTERIE Camille, « Comment l’esprit de religion défie l’esprit de laïcité », Critique internationale, 2009, n°44, p.9-17.

 KILANI Mondher, « Il faut déconfessionnaliser la laïcité », Journal des anthropologues, 2005, p.37-48.

ROY Olivier, La laïcité face à l’islam , Paris, Stock, 2005.

 Lien vers la charte de la laïcité française : http://fr.scribd.com/doc/166458236/charte-laicite

 Le Monde – « L’islamophobie, un nouveau racisme? » – 30 septembre 2013 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2013/09/30/l-islamophobie-un-nouveau-racisme_3487391_3224.html

 ENAR – « Racism in Europe » – 2011-2012 :

http://cms.horus.be/files/99935/MediaArchive/publications/shadow%20report%202011-12/shadowReport_EN_LR%20(3).pdf

Respect Mag – « Olivier Roy – Aujourd’hui la définition de la laïcité exclut la religion » – 25 septembre 2013 :http://www.respectmag.com/2012/09/25/olivier-roy-aujourd’hui-la-definition-de-la-laicite-exclut-la-religion-6673

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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