L’édification de « notre » Charte des droits fondamentaux

La protection des droits fondamentaux au sein de l’Union européenne a une histoire bien particulière. Les motivations à la fin de la deuxième Guerre mondiale sont purement économiques bien que cette guerre ait choqué à jamais l’être humain. A l’époque il ne sera nullement fait référence à une protection des droits fondamentaux. C’est sous le prisme du Conseil de l’Europe que se développe la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme. Au fur et à mesure, l’Union européenne va s’investir des droits fondamentaux par le biais de sa jurisprudence innovante et des principes généraux du droit de l’Union européenne.

Mais ce n’est pas suffisant, comme l’a dit Jean-Paul Jacqué, l’Union doit se munir de son « propre catalogue de droit ». Après l’élaboration de cette Charte des droits fondamentaux, ayant valeur contraignante depuis Lisbonne, son champ d’application reste néanmoins ambigu. Une affirmation persiste, les Etats membres ne souhaitent pas que l’Union européenne étende ses compétences par le biais de la Charte des droits fondamentaux. C’est donc l’interprétation à donner à l’article 51 de la Charte qui va occuper la jurisprudence de la Cour de justice pendant des années et revêt pendant longtemps, un aspect incertain.

A la lecture des explications relatives à la Charte selon le Praesidium de la Convention européenne, l’article 51 a pour objet de déterminer le champ d’application de ladite Charte. Celle-ci s’applique aux institutions et organes de l’Union dans le respect du principe de subsidiarité. Cette disposition est somme toute logique puisque l’Union doit respecter les droits fondamentaux comme l’énonce l’article 6§2 TUE. Alors que le second membre de ce paragraphe, pose quant à lui une difficulté en ce qu’il concerne les Etats membres.

Les origines de l’article 51 de la Charte

La rédaction de l’article 51 de la Charte émerge dans l’arrêt Wachauf dans lequel la Cour affirme que la protection des droits fondamentaux lie les Etats membres « lorsqu’ils mettent en œuvre une règlementation communautaire ». Dans cet arrêt, la Cour de justice demande un strict rapport d’exécution du droit de l’Union européenne pour que les Etats membres soient liés par les droits fondamentaux dans le cadre de l’Union européenne.

Cette solution a été reprise par la Cour a plusieurs reprises dans les arrêts Graff et Karlsson, et un arrêt du 13 avril 2000 notamment. Toutefois, la Cour en 1991 change son fusil d’épaule et affirme que toute règlementation nationale doit être conforme aux principes généraux du droit de l’Union européenne, et donc aux droits fondamentaux, dès lors qu’elle « entre dans le champ d’application du droit communautaire », cette solution est exprimée dans l’arrêt ERT, en son point 42, et sera rappeler dans plusieurs arrêts comme Kromzow, Roquette Frères et Dereci.

La Cour de justice oscille entre ses deux interprétations : « lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union » et « entre dans le champ d’application du droit de l’Union ». Finalement, l’article 51 de la Charte se base sur l’arrêt Wachauf. De même, l’article 52 §2 de la Charte sera une garantie pour les Etats membres, il affirme que la présente Charte « n’étend pas le champ d’application du droit de l’Union au-delà des compétences et des tâches définies par les traités », tout comme le fait l’article 6 TUE : « Les dispositions de la Charte n’étendent en aucune manière les compétences de l’Union telles que définies dans les traités ».

La règle est donc consacrée dans la Charte, les Etats membres ne sont contraints au respect des droits fondamentaux dans le cadre de l’Union que lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union. Ainsi, cet article confirme le champ d’application de la Charte mais aussi de l’Union, celle-ci n’aura de compétences en matière de droits fondamentaux que dans les domaines de compétences attribués par les traités.

L’interprétation actuelle de l’article 51

Mais finalement, la jurisprudence ambitieuse et évolutive de la Cour de justice continue d’interpréter l’ambigüité qui entoure l’article 51 de la Charte. Dans l’arrêt N.S, la Cour vient dire que la formulation stricte de l’article n’empêche pas une conception extensive. En l’espèce, le fait de déroger à la règle de l’Etat responsable en matière de demande d’asile est synonyme de « mise en œuvre ».

L’arrêt qui a fait le plus de retentissements est sans hésitation l’arrêt Aklagaren contre Hans Akerberg Fransson de 2013. En l’espèce, il s’agissait de dispositions internes, transposant une directive européenne et donc, ne répondaient pas à la condition de mise en œuvre du droit de l’Union européenne. Toutefois, la Cour étend sa jurisprudence antérieure relative à la protection des droits fondamentaux et affirme que lorsqu’une règlementation nationale entre dans le champ d’application du droit de l’Union européenne alors, la Charte trouve à s’appliquer. La Cour affirme la portée ambitieuse du champ d’application de la Charte des droits fondamentaux et donne une interprétation plus large de l’article 51 de la Charte.

La notion de champ d’application du droit de l’Union est elle aussi interprétée largement, un litige portant sur un texte de droit interne transposant un texte d’origine européenne sera qualifié comme entrant dans le champ d’application du droit de l’Union européenne par exemple.

Finalement, la solution de l’arrêt Aklagaren / Fransson a été confirmé par un arrêt du 26 septembre 2013, Texdata. On peut conclure que la jurisprudence relative à l’application de la Charte des droits fondamentaux semble bien ancrée, désormais l’applicabilité du droit de l’Union européenne emporte l’applicabilité des droits fondamentaux tels que définis par la Charte.

Cette jurisprudence audacieuse va de pair avec de nombreuses déclarations de personnalités qui souhaitent supprimer l’article 51 de la Charte car limitant restrictivement l’applicabilité de la Charte. C’est le cas de Louis Michel qui a déclaré dans son rapport sur les droits fondamentaux le 3 octobre 2013 qu’en restreignant le champ d’application de la Charte, l’article 51 doit être supprimé et l’article 2 TUE doit être renforcé. Il s’appui également sur les propos de Viviane Reding qui n’hésite pas à afficher sa volonté de faire de la Charte, la Déclaration des droits de l’Europe sur le modèle du Bill of Rights des USA. En effet, elle souhaite qu’à l’avenir, « les citoyens puissent se prévaloir directement de la Charte sans qu’il soit besoin d’un lien de rattachement clair avec le droit de l’Union européenne », ce qui implique la suppression de l’article 51 de la Charte.

(Audrey Lenne)

Pour en savoir plus :

–        Charte des droits fondamentaux (2000/C 364/01): (FR) / (EN)

–        Explications relatives à la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : (FR) / (EN)

–        Fiches techniques de l’Union européenne, La charte des droits fondamentaux de l’Union européenne : (FR) / (EN)

–        European Parliamentary Research Service, « Le champ d’application de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne »: (FR)

–        C.J.C.E., 13 juillet 1989, Wachauf, aff. 5/88, rec. 1989, p. 2609 : (FR) / (EN)

–        C.J.C.E., 14 juillet 1994, Graff contre Hauptzollamt Köln Rheinau, C-351/92 : (FR) / (EN)

–        C.J.C.E., 13 avril 2000, Karlsson e.a., C-292/97 : (FR) / (EN)

–        C.J.C.E. ; 13 avril 2000, aff. C-292/97, rec. 2000, p. I-2737, point 37 : (FR) / (EN)

–        C.J.C.E., 18 juin 1991, ERT, C-260/89 rec. 1991, p. I-2925 : (FR) / (EN)

–        C.J.C.E., 29 mai 1997, Kremzow contre Republik Österreich, C-299/95 : (FR) / (EN)

–        C.J.C.E., 22 octobre 2002, Roquette Frères, C-94/00 : (FR) / (EN)

–        C.J.U.E., 15 novembre 2011, Dereci C-256-11 : (FR) / (EN)

–        C.J.U.E., 21 décembre 2011, N.S. et M.E, aff. jointes C-411/10 et C-493/10 : (FR) / (EN)

–        C.J.U.E., grande chambre, 26 février 2013, Aklagaren contre Hans Akerberg Fransson, C-617/10 : (FR) / (EN)

–        C.J.U.E., 26 septembre 2013, Texdata Software GmbH, C-418/11 : (FR) / (EN)

–        « A l’affiche de LIBE cette semaine : Louis Michel et les droits fondamentaux. » NEAsay n°137 : (FR)

–        « La Charte devrait être le Bill of Rights de l’Europe » du 23 avril 2014: (FR)

–        Rapport de la Commission au Parlement européen, au Conseil, au Comité économique et social européen et au Comité des Régions : Rapport 2013 sur l’application de la Charte des Droits Fondamentaux de l’Union Européenne : (FR) / (EN)

–        Communiqué de presse : Droits fondamentaux: la Charte de l’UE gagne en importance, pour le plus grand bénéfice de ses citoyens : (FR) / (EN)

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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