Editorial de Nea say n° 154 La Cour européenne des droits de l’homme une menace pour la démocratie ?

Confrontés à une telle question, nous ne sommes pas placés, malgré nous, face à des outrances antieuropéennes comme il en fleurit tous les jours, ne venons-nous pas de lire une libre opinion dans le journal Libération d’un professeur de l’Université flamande de Bruxelles pour qui «  les autorités à la tête de l’Europe incarnent un fascisme nouveau. Un fascisme mou » ! Non, c’est la question posée par la sérieuse et estimable revue de la Fondation Robert Schuman. Et pour dissiper immédiatement un éventuel malentendu, elle répond : nous comprenons les irritations face à certaines décisions de la Cour mais nous ne les partageons pas car une telle opinion nous semble excessive et porteuse de menaces sérieuses.

Or à en croire la presse et les dirigeants britanniques, la réponse serait pour elle incontestablement positive : c’est une menace sérieuse, une solide raison s’ajoutant à bien d’autres pour quitter cette Europe détestable. En France, diverses condamnations récentes sur des sujets sensibles comme les syndicats dans l’armée, la gestation pour autrui (GPA) ou les pirates somaliens ont conduit certains à se demander s’il n’y aurait pas lieu pour la France de se retirer de la Convention européenne des droits de l’Homme, quitte à y revenir une fois la Convention renégociée. Un ancien premier ministre, français modéré, nullement anti-européen, François Fillon s’interrogeait assez fortement et récemment sur les mérites de cette Cour.

Les menaces sont sérieuses et vont plus loin que la traditionnelle méfiance à l’égard du « gouvernement des juges » et de la « créativité des cours suprêmes. Certaines décisions de la Cour européenne des droits de l’Homme apparaissent aux yeux des britanniques (et d’autres) comme une intolérable immixtion dans des matières qui relèvent de l’entière compétence du Parlement britannique. Le Royaume-Uni avait d’ailleurs défendu l’idée lors de la conférence de Brighton de 2012 (Nea say en a fait un compte rendu détaillé)sur la réforme de la Cour et rappelé que les Etats devraient jouir, quel que soit le sujet, d’une large marge d’appréciation dans l’application de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Ce conflit a trouvé un point de focalisation avec l’affaire du droit de vote des détenus. Dans les arrêts Hirst, la Cour a contesté la privation automatique du droit de vote des détenus prévue par la loi britannique, quelle que soit la gravité de l’infraction. Ces décisions ont provoqué de multiples recours qui ne peuvent que continuer si les arrêts de la Cour restent inexécutés. Un temps, une solution avait paru possible avec la préparation d’un avant-projet de loi qui aurait prévu un « seuil » de condamnation pour l’interdiction du droit de vote. Désormais le gouvernement évoque un possible retrait de la Convention européenne des droits de l’Homme.

Touchant souvent à des questions de société, donc très délicates, car l’opinion publique y est souvent très sensible, la Cour peut naturellement voir ses décisions être contestées. Encore faut-il qu’elles ne soient pas déformées : contrairement à ce que beaucoup croit, elle n’a pas légitimé la Gestation pour autrui (GPA), elle a seulement fait valoir l’intérêt supérieur de l’enfant qui doit recevoir et a droit à une existence légale.

La Cour n’est pas insensible à ce problème de la réceptivité par l’opinion publique, une opinion imparfaitement informée. Sans doute elle a pris en compte cet élément si paralysant de l’opinion publique lorsque la Grande Chambre est revenue sur l’interdiction des crucifix dans les salles de classe en Italie ou lorsqu’elle a validé la législation française sur l’interdiction du voile. De manière générale, la difficulté principale rencontrée par la Cour dans l’exécution de ses arrêts n’est pas tant une question de principe que la difficulté éprouvée par certains Etats membres à se placer au niveau des standards de la Convention. En 2013, près de la moitié des arrêts rendus concernaient 5 des 47 Etats membres du Conseil de l’Europe (Russie, Turquie, Roumanie, Ukraine et Hongrie). Ce sont autant d’Etats avec qui le contentieux, cette fois politique, de la rivalité politique sont lourds parfois sous couvert de l’influence géopolitique ou de la souveraineté. Mais tous les pays en sont atteints à des degrés divers et personne n’aime être condamné et qui plus est au nom de normes supra législatives. Nous sommes confrontés au risque de voir le pouvoir législatif, détenteur de la légitimité démocratique du fait de l’élection par le suffrage universel, être entravé par un « pouvoir » à la légitimité infiniment plus obscure, contestable même. Mais la question dépasse très largement celle de la Cour européenne des droits de l’Homme. La Cour abuse-t-elle de son pouvoir ? La tentation est là, mais la Cour s’efforce d’être sur ce plan et vigilante et sage. Il n’y a pas si longtemps elle a refusé de prendre une décision en matière de mariage homosexuel en faisant valoir que cela relevait de la compétence du législateur national qui ne doit pas fuir ses responsabilités. C’est là que réside une bonne part du problème. On ne peut à la fois reprocher à la Cour de s’occuper de ce qui ne la regarde pas et en tant que législateur fuir ses responsabilités.

Celui qui voudrait s’attaquer à la Cour européenne des droits de l’homme devrait également s’attaquer à toutes les juridictions suprêmes, Cour de Justice, infiniment plus puissante, Conseil Constitutionnel, Conseil d’Etat, Cour international etc. Est-ce réaliste? On peut raisonnablement douter que nous puissions revenir dans un environnement juridique qui était celui de l’immédiat après-guerre qui avait tragiquement révélé les lacunes du droit international. Peut-on croire à un tel retour en arrière  que serait incontestablement le retrait de la Convention et tout cela au nom d’une caricature? Non la Convention n’autorise pas la création de « soviets » dans l’armée : l’interdiction absolue est excessive dans une société démocratique a-t-elle dit. Mais elle admet en revanche des « restrictions, même significatives » à ce droit.

Doit-on regretter que la Cour ait conduit la France à revoir ses modalités de la garde à vue, ou la présence précoce d’un avocat au prés d’un prévenu à l’instant même où la garde à vue commence. Sans la Cour, est-ce que nous nous interrogerions sur la situation dans les prisons européennes ? Les pratiques pénitentiaires loin d’être acceptables, sont si contraire aux droits de l’homme les plus élémentaires et nos sociétés n’ont-elles pas gagné malgré tout à respecter la jurisprudence de la CEDH (cf. l’étude de Charline Quillerou publiée par Nea say)

Peut-être faudrait-il que la Cour communique plus et mieux sur ses décisions pour essayer de prévenir des malentendus ? Une pédagogie plus insistante la concernant ne pourrait-elle pas pacifier le débat. Peut-on imaginer que le retrait de la Convention constituerait une bonne méthode pour impulser les changements nécessaires ? En réalité ce retrait mettrait en péril l’existence même du système de protection des droits de l’Homme mis en place en 1949. Depuis la chute du mur de Berlin, on a exigé de tous les nouveaux entrants qu’ils adhèrent à cette Convention. Où serait la cohérence politique si des Etats fondateurs s’en retiraient alors même que cette Convention est devenue le pilier de l’organisation ? La question de la légitimité de leur présence au sein du Conseil de l’Europe se trouverait posée. Et surtout, les Etats qui nous ont rejoints après la chute de l’URSS pourraient cesser de se sentir liés par notre système de protection des droits de l’Homme. Lorsqu’on voit le comportement de certains d’entre eux, la Convention n’est pas un luxe. Lisez dans Nea say, les articles de Giulia Bonacquisti sur les rapports du Mécanisme de surveillance et de Contrôle de la Bulgarie et de la Roumanie. Une procédure dont peut regretter qu’elle ne s’applique pas à l’ensemble des Etats membres.

Et un retrait de la France et du Royaume-Uni signerait probablement l’arrêt de mort d’une organisation, l’anéantissement des progrès réalisés. Faut-il rappeler que le Conseil de l’Europe a été créé en 1949(précisément le jour où l’Union soviétique mettait fin au blocus de Berlin) pour que l’on ne revive plus jamais les horreurs de la première moitié du XXème siècle, et ce à un moment où les tensions militaires et la montée des extrémismes, les difficultés du « vivre ensemble » affectent à nouveau sérieusement notre continent et où se posent de graves problèmes liés à la lutte contre les extrémistes, le terrorisme

En conclusion, retenons celle de la Fondation Schuman : « si le procès fait à la Cour européenne des droits de l’Homme est excessif, cela ne signifie pas que ne se pose pas la question bien plus générale de la manière de concilier un pouvoir sans précédent des juges en ce XXIème siècle avec le respect de la démocratie, tant il est vrai que l’Etat de droit »(au cœur du conflit avec la Hongrie par exemple), «  est avant tout celui de ses interprètes ». Cela mériterait une réflexion globale de tous les acteurs au niveau européen, sans démagogie ni simplifications abusives et sans mettre spécifiquement en cause une juridiction plutôt qu’une autre. En d’autres mots, il faut s’intéresser, beaucoup plus, qu’on ne le fait habituellement, au Conseil de l’Europe et à sa Cour de justice. Elle-même doit consacrer plus de ressources à sa communication et à expliquer ses décisions. Le débat qui s’amorce concernant l’adhésion de l’Union européenne à la Convention européenne des droits de l’Homme constitue une opportunité de premier choix pour un débat qui irait au-delà des joutes érudites entre grands spécialistes.

Pour en savoir plus :

     – . Fondation Robert Schuman : la Cour européenne des droits de l’homme constitue-t-elle une menace pour la démocratie ? http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0342-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme-constitue-t-elle-une-menace-pour-la-democratie

     -. Articles de Nea say sur la Conférence de Brighton et la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) http://www.robert-schuman.eu/fr/questions-d-europe/0342-la-cour-europeenne-des-droits-de-l-homme-constitue-t-elle-une-menace-pour-la-democratie

   -. Dossier GPA de Nea say : « la condamnation » de la France http://www.eu-logos.org/eu-logos_nea-say.php?idr=4&idnl=3393&nea=153&lang=fra&arch=0&term=0

 

 

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

Laisser un commentaire