Le projet de loi français relatif au renseignement validé par le Conseil constitutionnel : « progrès décisif » ou « loi scélérate » ? Les avis sont partagés.

En dépit des nombreuses critiques formulées aux niveaux national, européen ou international, par différentes associations spécialisées dans la protection des libertés fondamentales, ONG, personnalités politiques ainsi que des réserves exprimées par la Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) et le Défenseur des droits en France, Jacques Toubon, le projet de loi définitif relatif au renseignement a été voté massivement les 23 et 24 juin par les parlementaires français. Ce texte controversé vise à fournir un cadre légal aux activités des services de renseignement français. (Pour plus d’informations, lire un précédent article dédié au projet de loi)

            Au niveau européen, cinq eurodéputés membres du groupe ALDE (Alliance des Libéraux et Démocrates Européens) ont interpellé la Commission européenne au sujet du projet de loi français. Nathalie Griesbeck (France), Sophie in’t Veld (Pays-Bas), Cecilia Wikström (Suède), Filiz Hyusmenova (Bulgarie) et Louis Michel (Belgique) avaient adressé dès le 14 avril 2015, une question avec demande de réponse écrite à la Commission. En substance, les élus s’interrogeaient sur la conformité du projet de loi français au droit mais aussi aux valeurs et droits de l’Union européenne. Si la Commission européenne dans une lettre du 23 juin, co-signée par Frans Timmermans, premier Vice-Président de la Commission, et les Commissaires Dimitris Avramopoulos et Věra Jourová, ne s’estimait « pas compétente pour commenter la législation nationale d’un Etat membre tant que la procédure intérieure n’est pas achevée », celle-ci considérait que le projet de loi pouvait « soulever d’importantes questions de droit ».

            La dernière critique en date émane du Comité des droits de l’Homme de l’Organisation des Nations Unies (ONU) qui considère que le projet de loi accorde des « pouvoirs excessivement larges de surveillance » aux services de renseignement. Le Comité, composé de 18 experts indépendants, dénonce, dans son rapport remis le 10 juillet, les objectifs « vastes et peu définis » qui sont attribués au texte.

            Dès le 25 juin, trois saisines avaient été déposées devant le Conseil constitutionnel français, Cour Suprême garante de la conformité de la loi à la Constitution française notamment. Le premier recours avait été formé par 106 députés, à l’initiative de Laure de La Raudière et Pierre Lellouche, tous deux députés Les Républicains. Les élus s’interrogeaient sur « la définition large et peu précise des missions pouvant donner lieu à des enquêtes administratives » ainsi que sur « les moyens techniques considérables de collectes massives de données ». De même, la question de « la proportionnalité, par rapport aux objectifs recherchés, de la mise en œuvre de ces techniques intrusives et attentatoires au respect de la vie privée » avait motivé leur saisine. Parallèlement, le Président du Sénat, Gérard Larcher, également membre du groupe Les Républicains, avait fait le choix d’une saisine blanche du Conseil constitutionnel. Cela signifie que Monsieur Larcher ne formulait aucun grief et saisissait les Sages sur l’ensemble du texte. Habituellement, le Conseil constitutionnel examine uniquement les dispositions dont la conformité à la Constitution est contestée. Enfin, pour la première fois, le Président de la République, François Hollande (Parti socialiste), avait saisi le Conseil constitutionnel « pour savoir si l’ensemble des dispositions prévues assuraient un équilibre suffisant entre la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la Nation et la protection des droits constitutionnellement garantis, en particulier le respect de la vie privée ».

            Les associations French Data Network et la Quadrature du Net, ainsi que la Fédération des Fournisseurs d’accès à internet associatifs, qui avaient déjà exprimé leurs inquiétudes au cours de l’examen du projet de loi, ont transmis au Conseil constitutionnel, le 25 juin également, un mémoire visant à appuyer les saisines. Il en a été de même pour GenerationLibre et les acteurs des nouvelles technologies le 1er juillet.

            Par sa décision n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015, le Conseil constitutionnel a validé l’essentiel du projet de loi et censuré trois dispositions. Le premier article concerné devait permettre aux services de renseignement de déroger à l’autorité politique, c’est-à-dire à l’autorisation du Premier ministre et à l’avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement, en cas « d’urgence opérationnelle ». Les Sages ont considéré qu’il s’agissait là d’une « atteinte manifestement disproportionnée au droit au respect de la vie privée et au secret des correspondances ». L’article relatif à la surveillance internationale a également été censuré, le Conseil constitutionnel considérant que « le législateur n’a pas déterminé les règles concernant les garanties fondamentales accordées au citoyen pour l’exercice des libertés publiques ». Les contours de cette surveillance internationale ont donc été jugés trop flous en l’absence de fixation des modalités d’exploitation, de conservation et de destruction des renseignements collectés ainsi que des conditions du contrôle par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement. La troisième disposition censurée relevait, pour le Conseil constitutionnel, « du domaine réservé des lois de finances ». Celle-ci n’avait donc pas lieu de figurer dans le projet de loi sur le renseignement.

            Les techniques de renseignement prévues par le projet de loi ont donc été validées, sous réserve qu’un strict contrôle de proportionnalité soit effectué. Il en est ainsi des interceptions administratives de correspondances, des techniques de sonorisation, de la captation d’images et de données informatiques ou encore de la géolocalisation. Les durées de conservation des données collectées ont également été jugées conformes.

            Le Président de la République a réagi le jour même et pris acte des articles censurés. Son communiqué de presse insiste sur le fait que les articles en question « ne modifient en aucune façon l’équilibre de la loi et ne privent pas les services de renseignement de leurs moyens d’agir ». Le Premier ministre, Manuel Valls, s’est quant à lui félicité sur Twitter de la création d’un « cadre sécurisé contre le terrorisme et respectueux des libertés » qu’il considère être un « progrès décisif ». Sans surprise, La Quadrature du Net ne partage pas cet avis. Pour cette association de défense des droits et libertés numériques « le Conseil constitutionnel légalise la surveillance de masse et avalise un recul historique des droits fondamentaux ». Une décision, « extrêmement décevante » qui conduira à la promulgation d’une « loi scélérate » contre laquelle l’association entend continuer de se battre.

            Les regards sont à présent tournés vers la Commission européenne qui va pouvoir donner son avis sur la conformité de la loi française avec le droit, les valeurs et les droits de l’Union européenne, et ainsi répondre aux députés européens qui s’inquiètent de la mise en place d’une surveillance organisée. Questionné sur ce sujet de la surveillance, Edward Snowden a répondu de manière cinglante : « Prétendre ne pas s’inquiéter pour sa vie privée parce qu’on n’a rien à cacher revient à dire qu’on se moque de la liberté d’expression parce qu’on n’a rien à dire ». Affaire à suivre donc…

 

Charline Quillérou

 

Pour en savoir plus

-. EU-LOGOS, « Projet de loi français relatif au renseignement : On n’est pas sorti de l’auberge ! Pense-t-on à Bruxelles »

http://europe-liberte-securite-justice.org/2015/07/11/projet-de-loi-francais-relatif-au-renseignement-on-nest-pas-sorti-de-lauberge-pense-t-on-a-bruxelles/ (FR)

-. Rapport du comité consultatif des droits de l’Homme de l’ONU

https://cdn.nextinpact.com/medias/ccpr_c_fra_co_5_21191_f.docx (FR)

-. Communiqué de presse du Conseil constitutionnel sur la décision n°2015-713

http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2015/2015-713-dc/communique-de-presse.144139.html (FR)

-. Décision n° 2015-713 DC du 23 juillet 2015 du Conseil constitutionnel sur la loi renseignement

http://www.conseil-constitutionnel.fr/conseil-constitutionnel/francais/les-decisions/acces-par-date/decisions-depuis-1959/2015/2015-713-dc/decision-n-2015-713-dc-du-23-juillet-2015.144138.html (FR)

-. Communiqué de presse du Président de la République française

http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/conseil-constitutionnel/ (FR)

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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