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Les relations entre la Turquie et l’Union européenne

Un long « je t’aime-moi non plus »

Entre l’Union et la Turquie, c’est une relation complexe, qui va, qui vient, et qui n’est jamais très fixe. Ses relations remontent officiellement au 31 juillet 1959[1], lorsque l’État du Sud a demandé de s’associer à la Communauté européenne. L’accord d’association, appelé « accord d’Ankara », est signé le 12 septembre 1963 et entre en vigueur le 12 décembre 1964[2].

Le but de l’accord est à la fois de créer une coopération entre l’Union et la Turquie mais également de tendre vers l’adhésion. D’autres accords sont signés par la suite entre les deux parties : une union douanière sur certains produits en 1995, le protocole d’Ankara en 2005 établissant de nouvelles mesures commerciales. Pourtant, la Turquie n’a pas mis en place les mesures lui incombant, ce qui a bloqué son adhésion à l’Union.

En effet, en avril 1987, le premier ministre turc, Turgut Özal avait présenté officiellement la candidature de la Turquie à Leo Tindemans, alors président en exercice du Conseil des Communautés européennes[3]. Les négociations entre les deux parties débutent dès 1993. En 1999, l’Union européenne déclare officiellement la Turquie comme candidate, lors du sommet d’Helsinki.

Le 3 octobre 2005, les négociations s’ouvrent entre l’Union européenne et deux États candidats : la Turquie et la Croatie. Cependant, pour intégrer l’Union européenne, la Turquie a besoin d’un changement radical de ses lois pour s’adapter à celles de l’Union. Ce changement aura des impacts sur tous les secteurs de la société, aussi bien le domaine judiciaire que le domaine de l’agriculture. Il faut également préciser que les négociations entre l’Union et les pays candidats ne tiennent pas sur les règles mais sur leur application : comment et quand elles seront appliquées.

Cependant, le 24 novembre 2016, le Parlement européen a voté la suspension de l’accession de la Turquie à l’Union, à propos des droits de l’Homme mais ce vote n’était pas contraignant[4]. Le 13 décembre de la même année, le Conseil européen déclare que l’accession de la Turquie à l’Union est impossible si elle continue à tendre vers un régime autocratique.  En 2018, le Conseil de l’Union européenne confirme que la Turquie s’est trop éloignée de l’Union et que les négociations sont au point mort.[5]

Une assise institutionnelle pour la coopération

Pourtant, en 60 ans, plusieurs éléments ont été mis en place pour la coopération euro-turque. D’un point de vue institutionnel, il existe deux organes. Le conseil d’association représente le gouvernement turc, le Conseil au niveau des ministres européens et la Commission européenne, y compris le Haut représentant pour la politique extérieure, et oriente les relations euro-turques.[6]Il se réunit deux fois par an et les décisions sont prises à l’unanimité. La seconde institution est le comité d’association. Ce dernier rassemble des experts européens et turcs pour examiner les problèmes techniques et pour préparer l’agenda du conseil d’association. D’autres institutions s’ajoutent aux deux principales : le comité parlementaire mixte[7], le comité mixte de l’union douanière[8] et le comité consultatif européen[9]. Ces institutions visent à familiariser la Turquie avec les instances de l’Union et à discuter d’enjeux cruciaux du dialogue euro-turc tels que la migration, l’énergie, etc.

Des enjeux complexes

Même si la coopération entre l’Union européenne et la Turquie existe, l’intégration du pays dirigé par Erdogan dans l’Union semble assez compliquée. De nombreux événements ont fait basculer le processus, et ce dès les années 2010 : « L’appétence des Turcs en faveur de l’adhésion semble effectivement décroître et les partisans de l’adhésion seraient désormais minoritaires (environ 45 %), en raison de la lenteur du processus, mais également d’un certain désenchantement à l’égard de l’Europe. »[10] En effet, la Turquie n’appliquait pas le protocole additionnel à l’accord d’Ankara[11]. Celui-ci déterminait une extension de l’union douanière turque aux 10 nouveaux Etats membres qui ont intégré l’Union européenne en 2004. Cependant, la Turquie considère que cette déclaration ne vaut pas reconnaissance de l’État de Chypre. Elle a donc refusé l’accès à ses ports et à ses aéroports à la République de Chypre. Concernant l’application des accords, cela provoque des tensions entre les deux parties, mais ce ne sont pas les seules difficultés. 

1)L’intégration difficile de la Turquie à l’Union européenne est liée à plusieurs éléments.

La Turquie a un poids démographique important, avec 83 millions d’habitants en 2020, presque autant que l’Allemagne (84 millions). Ce poids implique plus de pouvoir dans les institutions européennes, dans lesquelles il est pris en compte pour le processus décisionnel. Ce pays pourrait avoir autant d’eurodéputés que l’Allemagne (96).

Il y a également une question géopolitique très importante et qui ne va pas en s’arrangeant. C’est par exemple le cas avec la question chypriote. La République de Chypre est un État uni depuis 1974. Pourtant, elle est divisée entre deux parties : la partie sud est hellénophone et orthodoxe, tandis que la partie nord est turcophone et musulmane. Cette partie nord est appelée République turque de Chypre Nord (RCTN) mais n’est pas reconnue par la communauté internationale. Pourtant, elle trouve un allié de taille en l’État turc, qui la soutient militairement et la reconnaît. Chypre a intégré l’Union européenne en 2004, et les relations entre la Turquie et l’Union européenne en pâtissent[12]. Erdogan refuse de retirer les militaires turcs présents dans la partie Nord. De plus, la Turquie profite des côtes chypriotes du nord pour prospecter en Méditerranée afin de trouver de nouveaux gisements de gaz.

2)Un autre blocage est dû au poids de l’islam en Turquie.

83% de la population turque est musulmane, et selon une étude américaine, en 2017, seulement 5% de la population européenne est musulmane[13]. La religion musulmane n’est donc pas majoritaire, et selon les Turcs, « les Européens n’oseraient pas avouer leur refus de voir ce grand pays musulman intégrer la vieille Europe judéo-chrétienne sécularisée. »[14] L’Europe a en effet une tradition chrétienne, et intégrer la Turquie dans l’Union européenne poserait peut-être certains problèmes, l’islam prenant de plus en plus de place dans la vie politique et culturelle turque. En juillet 2020, l’édifice Sainte-Sophie, qui était un musée depuis Atatürk, redevient une mosquée, prouvant donc la volonté de remettre l’islam au centre de la société turque. Si l’Etat turc est laïque, le peuple ne l’est pas – c’est ce que résume Turgut Özal, Premier ministre de 1983 à 1993, dans cette phrase : « L’État est laïque, mais pas la nation »[15]. La laïcité en Turquie est différente de la laïcité des pays européens, et cela risque de poser un problème si la Turquie rejoint l’Union, notamment avec certains pays comme la France. En octobre 2020, à la suite de caricatures publiées par le journal français Charlie Hebdo sur le prophète, M. Erdogan avait conseillé à M. Macron de se faire soigner pour ses problèmes de « santé mentale ». Pour le chef d’Etat turc, il n’est pas tolérable de caricaturer le prophète et il avait même demandé de boycotter les produits français.

3)Un autre problème est aussi l’aspect géopolitique.

Quels sont les objectifs de la Turquie dans sa demande d’intégration à l’Union européenne ? Ils ont pu changer depuis sa demande d’adhésion en 1987, et la Turquie diverge sur de nombreux points de l’Union. C’est le cas de la question chypriote, comme expliqué précédemment. C’est également le cas en ce qui concerne la Syrie, la Libye ou plus récemment le Haut-Karabakh. En Syrie, la Turquie veut affaiblir les forces kurdes, présentes dans le nord du pays. Elle utilise la voie militaire et cherche un soutien auprès de l’Union, mais celle-ci préfère opter pour une voie diplomatique. En Libye, le gouvernement turc a violé l’embargo qui avait été institué par la communauté internationale sur les armes à destination de Tripoli. La Turquie a livré des armes au pays et essaie stratégiquement de s’y positionner. Enfin, la Turquie a adopté une position opposée aux pays de l’Union lors du conflit qui opposa l’Arménie et l’Azerbaïdjan, en septembre 2020, dans la région du Haut-Karabakh. L’Union a appelé à une solution diplomatique et à la fin des combats ainsi qu’à reprendre le dialogue avec le Groupe de Minsk, chargé de résoudre[RAH2]  le confllit. La Turquie a quant à elle apporté son soutien à l’Azerbaïdjan.

Ces prises de position différentes de celles de l’UE montrent des objectifs turcs éloignés.

4)Enfin, la dernière difficulté revêt un aspect sociétal et politique. C’est particulièrement le cas de la question kurde et du respect de l’Etat de droit.

 Sur la première question, la Turquie continue de réprimer le peuple kurde malgré la signature d’un cessez-le-feu en 2013[16]. En 2015, la Turquie bombardait les positions des forces armées kurdes du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). De plus, comme évoqué précédemment, la Turquie attaque les forces kurdes situées au nord de la Syrie. En réponse à ces attaques, l’Union décide de représailles en octobre 2019[17].

 En ce qui concerne l’État de droit, celui-ci semble être menacé en Turquie. En 2014, une loi votée par le Parlement accorde au ministre de la Justice d’avoir le dernier mot concernant les nominations de magistrats à des institutions judiciaires clé comme la Cour constitutionnelle. Cela inquiète l’Union européenne sur la séparation des pouvoirs. De plus, à la suite de la tentative de putsch de 2016 le gouvernement a procédé à de nombreuses arrestations, avec 150 000 personnes placées en détention et 78 000 arrêtées.[18] Le régime présidentiel s’est renforcé suite à la tentative de putsch. D’autres craintes pèsent aussi sur les négociations. En 2017, M. Erdogan s’était montré favorable à la peine de mort et “si la peine de mort est réintroduite en Turquie, cela entraînera la fin des négociations”, selon Jean-Claude Juncker, président de la Commission européenne de l’époque.

5)[RAH3] En outre, la situation économique de la Turquie est loin d’être idéale, avec la dévaluation de la livre turque (8 livres turques = 1 dollar). De plus, pour satisfaire l’acquis communautaire[19] , la Turquie doit encore se préparer, et continuer à s’aligner sur l’Union.

Plus récemment, l’affaire du « Sofagate » n’a pas arrangé les relations diplomatiques entre les deux parties. Le 7 avril 2021, Ursula Von der Leyen et Charles Michel étaient en visite à Ankara. Reçue par M. Erdogan, la présidente de la Commission a été reléguée à un canapé éloigné des deux hommes. Machisme ou provocation, aucune excuse n’a été présentée par la Turquie.

Conclusion

            Les relations euro-turques semblent donc être, comme le décrit elle-même l’Union, « au point mort »[20]. Si la Turquie veut intégrer l’Union, elle doit s’aligner davantage sur les politiques, les positions géopolitiques et les normes constitutionnelles européennes, notamment en ce qui concerne l’Etat de droit. Néanmoins, cela s’avère être une tâche compliquée, et peut-être qu’en raison de différends trop grands, notamment culturels, la Turquie ne se verra jamais intégrée dans l’Union européenne. Les deux parties semblent en effet trop éloignées, et le processus promet en tout cas d’être long.


[1] La candidature de la Turquie à l’Union européenne, site du Sénat français

[2] idem

[3] Demande d’adhésion de la Turquie à la Communauté économique européenne (14 avril 1987), CVCE (Centre virtuel de la connaissance sur l’Europe)

[4] Gel des négociations d’adhésion jusqu’à ce que la Turquie mette fin à la répression, pressent les députés, Communiqué de presse du Parlement européen, 24 novembre 2016

[5] Enlargement and stabilisation and association process, Conseil de l’Union européenne, 26 juin 2018

[6] Elargissement de l’UE, Turquie site du Conseil européen et du Conseil de l’Union européenne

[7] Présentation de la délégation du Parlement européen à la commission parlementaire mixte UE-Turquie, site du Parlement européen

[8] Turquie: union douanière et régimes préférentiels, site de la Commission européenne

[9] Le comité consultatif mixte UE-Turquie, site du comité économique et social européen

[10] La Turquie veut-elle toujours adhérer à l’Union européenne ? Sénat français, enregistré le 28 juin 2011

[11] DÉCISION DU CONSEIL 2005/672/CE du 13 juin 2005, relative à la signature du protocole additionnel à l’accord établissant une association entre la Communauté économique européenne et la Turquie, à la suite de l’élargissement de l’Union européenne, Journal officiel de l’Union européenne L 254 du 30.9.2005

[12] Chypre, site officiel de l’Union européenne

[13] 5 facts about the Muslim population in Europe, Pew Research Center, 29 novembre 2017

[14] Alexandre del Valle, La Turquie dans l’UE : « rempart contre l’islamisme » ou mort programmée du système kémaliste laïque ? Dans Géoéconomie 2009/1 (n° 48), pages 89 à 108

[15] L’impact des partis religieux sur le processus de démocratisation en Turquie, Cemal Karakas, Dans L’Europe en Formation 2013/1 (n° 367), pages 51 à 73

[16] Turquie : le mouvement kurde à l’heure du « processus de paix » Olivier Grojean, Dans Politique étrangère 2014/2 (Eté), pages 27 à 37

[17] Réunion du Conseil européen (17 et 18 octobre 2019) – Conclusions, site du Conseil européen

[18] Commission Staff working document, Turkey 2018 Report, Rapport de la Commission européenne du 17 avril 2018 [SWD (2018) 153]

[19] Wikipedia, l’acquis communautaire, l’« ensemble du corpus juridique communautaire, c’est-à-dire la somme des droits et obligations juridiques qui lient les États-membres. »

[20] Commission Staff working, document, Turkey 2020 Report, Bruxelles, 6 octobre 2020 [SWD (2020) 355]


Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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