Editorial du N° 95 de Nea Say

 Europe et migrations. La guerre civile ? Les propos de Angela Merkel sont-ils scandaleux ?

Gérer de manière commune l’immigration. Voici un enjeu de taille qui se pose aux pays membres de l’Union européenne. L’immigration une nouvelle dimension incontournable du monde contemporain. Le nombre de migrants a triplé depuis quarante ans, les nouveaux migrants n’ont plus  les liens et la familiarité qu’avaient les anciens : les algériens et la France, les Gastarbeiter turcs et l’Allemagne. De nouveaux pôles de départ apparaissent : 30 millions d’indiens, 50 millions de chinois. N’oublions pas l’exubérance démographique de l’Afrique si proche et aux liens si familiers : 225 millions en 1950, soit un habitant  sur dix, un milliard actuellement, soit un habitant sur sept et  un homme sur cinq en 2050. Les migrations transforment  le vécu de la citoyenneté : enrichissement avec de nouvelles valeurs, multiculturalisme, lutte contre les discriminations, dialogue des cultures et des civilisations, mais aussi tensions extrêmes, incompréhension, échecs de toute nature qui frappent prioritairement l’opinion publique. Une gestion globale, multilatérale est-elle possible ? Quatre Forum mondial sur les migrations mondiales et le développement (Bruxelles en 2007, Manille en 2008, Athènes en 2009, et Mexico en 2010) n’ont pas apporté à ce jour de résultats tangibles.

L’Union européenne n’a jamais avancé que lorsqu’elle pouvait se montrer capable de résoudre l es problèmes  en les partageant, des problèmes susceptibles de dégénérer en conflits entre pays membres: ce fut successivement le cas du charbon, de l’acier, du commerce et de la monnaie etc. Aujourd’hui, l’Union doit comprendre que, si elle ne traite pas en commun la gestion de l’immigration, elle risque d’être absorbée  dans une sorte de guerre civile, la guerre des migrants.  

Il y a aujourd’hui en Europe 35 millions d’étrangers légaux, soit 6 % de la population de l’Union. Une moitié est composée de ressortissants d’un autre Etat de l’Union, et l’autre vient du reste de l’Europe et du monde. Leur nombre augmente de 500 000 par an, légaux ou non. Au total, il y a en proportion plus d’immigrants présents en Europe qu’aux Etats-Unis, mais ils sont moins nombreux à y entrer.  

La libre circulation des personnes à l’intérieur de l’Union, qui est devenue la règle, provoque celle des étrangers qui y ont acquis droit de séjour et donc à court terme droit de circuler dans l’espace de l’UE. Le refus des étrangers dans certains pays entraînera donc, entraîne déjà, le refus des autres Européens, perçus comme des étrangers, ou au moins comme issus de pays trop laxistes dans leur gestion des étrangers ou leurs politiques de naturalisation.  De nouvelles affaires ROMS ne peuvent que naître et s’amplifier.

Depuis l’adoption du Pacte européen pour l’immigration et l’asile, il y a deux ans, les progrès sont quasi inexistants. Si chacun veut conserver sa politique de l’immigration, il faudra remettre en question la libre circulation des personnes et des biens, et donc la totalité de l’acquis communautaire: le marché unique et la monnaie unique ne pourront survivre à long terme sans une politique commune de l’immigration. En théorie, il en existe déjà une pour les visas et le regroupement familial; il existe aussi une « carte bleue », qui fait office de permis de séjour et de travail ( en voie d’unification)pour les personnes hautement qualifiées, un Fonds européen pour les réfugiés, un Fonds européen d’intégration des ressortissants de pays tiers et une agence, Frontex, qui aide certains pays de l’Union en matière de gestion des frontières et organise des vols communs de rapatriement d’immigrés illégaux.  L’UE s’essaye à une politique commune en matière d’accords de réadmission, aujourd’hui encore dans les limbes : le cas par cas ne peut faire office de politique. Etc, etc, etc

Mais cette prétendue politique commune est illusoire: elle prévoit de très longues périodes transitoires, d’innombrables possibilités de dérogation et elle est en général alignée sur le moins-disant législatif. Il faut aller beaucoup plus loin et unifier le contrôle aux frontières extérieures, le régime d’octroi des visas de longue durée, les conditions légales de séjour, la définition du droit d’asile (prévu pour 2012, mais les travaux viennent à peine de commencer), les politiques d’intégration, les politiques de régularisation et les règles d’acquisition de la nationalité. L’Union doit calculer les contingents d’étrangers à accueillir, mettre en oeuvre une politique d’attraction des talents, définir des partenariats avec les pays d’origine et de transit. De son côté, Frontex doit devenir une véritable police européenne des frontières. Mais tout cela sera-t-il suffisant ?  Les politiques d’intégration doivent l’emporter sur les volontés de répression ou du moins doit-on assister à un certain rééquilibrage. Or depuis la réunion ministérielle de Vichy, il y a deux ans également, les progrès en matière de politique d’intégration sont inexistants. En ce sens les propos de la chancelière Angela Merkel  ne sont pas scandaleux : ils font un constat. Ils le deviendront s’ils restent le dernier mot dit. Ils peuvent être bénéfiques s’ils sont l’amorce d’une prise de conscience annonçant que le problème sera « pris  à bras le corps » , un problème régulièrement évoqué, de façon lancinante, mais jamais traité. 

Pourquoi un tel fiasco ? Les politiques d’immigration sont synonymes  de souveraineté nationale. Le mot est faible et ne devrait-on pas dire que c’est  la raison d’être de la souveraineté nationale, le dernier reliquat, tant cette souveraineté est si fortement malmenée par ailleurs. Les discours sur la sécurité des frontières, le contrôle du territoire, l’enjeu réel des migrations (en vérité quelles sont les  conséquences sur les identités nationales ?) sont autant de tests portant sur la souveraineté effective des Etats, d’où cette crispation que l’on retrouve un peu partout quelle que soit la personnalité du ministre en fonction. D’où la résistance à toute politique européenne : l’opposition  n’est pas toujours frontale et consent à l’occasion à certains reculs. Mais au bout du compte, les gouvernements doivent répondre à l’opinion publique et les enjeux électoraux sont presqu’exclusivement nationaux pour s’en convaincre il suffit de constater que les élections au Parlement européen sont assez largement boudées. Cependant une nuance s’impose concernant les opinions publiques : elles sont plus raisonnables que ne veulent bien le dire les politiques qui pensent garantir leur fond de commerce en s’appuyant sur un populisme xénophobe et raciste. Constatons que le populisme monte mais il reste très largement minoritaire. En démocratie, la majorité l’emporte sur la minorité. Qu’entre les deux camps ne s’installe pas une zone grise faite de compromis et de compromissions, perméable à toutes les osmoses .  Pas de frontières poreuses entre les deux camps.

 Là comme ailleurs l’ardente obligation est que l’Europe trouve une voix au-dessus des Etats membres d’où viendrait l’étincelle qui permettrait aux européens de dépasser les dilemmes, les contradictions des politiques migratoires, les situations également, des situations mouvantes et non homogènes entre les Etats membres. Pensons au problème, toujours non résolu, du partage de la charge de l’accueil des réfugiés, une charge à partager entre des Etats connaissant des situations radicalement différentes.

Face à une mutation profonde et rapide de la nature des migrations, les Etats d’accueil n’ont eu de cesse de produire de nouvelles règles, nombreuses, contradictoires, obscures, inappliquées et difficilement applicables, preuve de l’inadaptation persistante des réponses fournies par les politiques migratoires.  Le migrant est devenu protéiforme : un individu peut passer de l’immigration politique ( la demande d’asile) à l’immigration irrégulière puis à l’immigration légale. La distinction entre ce qui est légale et ce qui est irrégulier est assez largement artificielle. Cible-t-on une immigration de travail ou une immigration de peuplement ? Et pendant tout ce temps des pans entiers de l’économie, de la société continuent à dépendre d’une main d’œuvre immigrée importante. Elle est  indifféremment  légale  ou illégale. Comment prendre en considération à la fois les besoins des pays du nord et ceux du sud ? Questions ultimes : les affrontements sont-ils inévitables ? Les immigrés doivent-ils ou peuvent-ils repartir ? Peut-on les isoler dans des ghettos ? La chancelière Angela Merkel dans son discours reconnaissait : « nous nous sommes mentis à nous-mêmes. »

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

Laisser un commentaire