Droit à l’oubli et Internet : le «droit à l’oubli» remis en cause ? Voulons-nous vraiment d’une mémoire parfaite?

Les avancées technologiques nous permettent d’oublier de moins en moins de choses, modifiant ainsi la manière même dont nous vivons. Des forces contraires s’opposent et se conjuguent au nom de grands principes : liberté d’expression, droit à l’information, protection de la vie privée. Comment concilier le tout en sachant que de puissants intérêts économiques sont en jeu. Il ne sera pas facile de trouver son chemin dans une forêt vierge inextricable. Les avocats de Facebook, Google et Twitter assurent que le projet de Bruxelles porte atteinte à la liberté d’expression et au droit à l’information. Et prétendent qu’il sera impossible de le mettre en œuvre.

 

Un point clé de la réforme de la protection des données personnelles , proposée par Viviane Reding, vice-présidente dela Commissioneuropéenne, est combattu (voire tourné en ridicule),  par des avocats de grands cabinets américains. Ces derniers mettent en cause le «droit à l’oubli» sur Internet alors que cette notion est présentée comme «une avancée» parla Commissioneuropéenne. «Un droit à l’oubli vous aidera à mieux gérer les risques en matière de protection des données en ligne. Vous pourrez obtenir la suppression de vos données si vous souhaitez qu’elles ne soient plus traitées et s’il n’y a pas de motif légitime pour les conserver. Les règles visent à donner aux individus les moyens de faire valoir leurs droits, et non à effacer le passé ou à restreindre la liberté de la presse», expliquela Commissioneuropéenne. Selon cette notion, les informations confiées à Google devraient être supprimées à la demande de l’utilisateur du service, de même que les informations «postées» sur Facebook.

 

Mais une telle réforme porte «atteinte à certains droits fondamentaux, notamment le droit à la liberté d’expression, le droit à l’information ou la liberté d’entreprendre», dénoncent les avocats de DLA Piper, Baker & McKenzie, Ernst & Young, Hogan Lovells et August & Debouzy et d’autres…. En prenant la défense de «moteurs de recherche et de sites collaboratifs», comme Google, Yahoo!, Facebook et Twitter, les juristes n’osent pas aller jusqu’à parler ouvertement d’une «position démagogique» de l’Europe. Mais cette notion est évoquée mezza voce.

 

«Concrètement, il n’est pas possible de demander aux prestataires d’effacer toutes les traces de données personnelles d’un individu sur Internet. Les informations sont dupliquées, sans que le prestataire ait la main sur les informations recopiées», explique Fabrice Naftalski, avocat associé chez Ernst  & Young. Ainsi, «même si le moteur de recherche retire le contenu de son référencement, les informations resteront toujours accessibles dans la mesure où elles sont toujours publiées», notent les avocats. Et d’ajouter: «Du fait de la spécificité de l’Internet, l’information peut rester librement accessible sans limitation de durée.». Autrement dit, Internet serait un lieu où le droit à l’oubli ne pourrait pas s’appliquer. Les moteurs de recherche comme Google organisent cette mémoire, en effectuant des copies des pages Web à un instant donné et la trace est conservée (pour toujours ?). En outre, Facebook réclame par contrat la propriété des informations qui sont postées sur son site. «Quand vous utilisez un service gratuitement, c’est que le produit, c’est vous», rappelait récemment lors d’un colloque Yann Padova, secrétaire général dela Cnil(Commission nationale de l’informatique et des libertés), sur la protection des jeunes sur Internet. Enfin, «la proposition dela Commissioneuropéenne sur le droit à l’oubli me semble peu réaliste. Elle n’ajoute pas grand-chose de nouveau sur les textes existants qui prévoient déjà, notamment en France, le droit à l’oubli», ajoute Fabrice Naftalski.

 

 

 

 

Le  «droit à l’oubli», oui certes, mais pas à n’importe quel prix et ce droit comme tout droit rencontre ses limites comme en témoigne l’affaire Boeren, criminel nazi très âgé, démasqué par des journalistes le filmant à son insu. Le «droit à l’oubli» proposé parla Commissioneuropéenne devra être appliqué avec discernement et mis en balance avec d’autres droits. Une peine encourue plus lourde pour violation de la vie privée que pour le meurtre d’innocents, il peut y avoir matière à scandale. Le procès au pénal des journalistes pour violation de la vie privée souligne clairement le problème de l’application automatique, indifférenciée des lois sur la vie privée dans des circonstances où un peu de discernement semblerait nécessaire. En Europe, les groupes militant pour la liberté de la presse ont protesté contre le zèle exercé par le procureur. Tout en reconnaissant l’existence des lois interdisant les enregistrements vidéo clandestins dans nombre de pays d’Europe (comme dans plusieurs juridictions aux Etats-Unis), on était ici selon eux typiquement en présence d’une affaire où le ministère public aurait dû agir avec discernement et s’abstenir de traduire des journalistes en justice.

 

 Trouver un équilibre entre le droit à l’oubli et la liberté d’expression, tout le problème est là. Le professeur Jeffrey Rosen écrivait récemment dansla Stanford LawReview publiée en ligne ainsi que dans le New Republic que le «droit à l’oubli» faisait peser sur la libre expression un risque sérieux, étant susceptible d’être appliqué très largement, y compris sur des informations exactes, publiées par des individus au sujet d’autres individus. Les services en ligne pourraient être contraints à obéir aux injonctions de retrait du seul fait qu’elles évoqueraient «toute information concernant» tel ou tel individu. Rosen explique que les sites de réseau social et les moteurs de recherche auraient la charge de prouver que les données mises en cause relèvent de l’exception artistique, littéraire ou journalistique leur permettant d’être publiées. «Ceci transformerait Google, Yahoo et autres hébergeurs de contenus créés par des tiers en censeurs-en-chef pour l’Union Européenne, au lieu d’être des plates-formes neutres» poursuit Rosen.

 

Lorsqu’ils débattront du projet de réglementation dela Commissioneuropéenne comprenant ce «droit à l’oubli», les législateurs en Europe devront s’attaquer au problème de l’équilibre entre vie privée et liberté d’expression, vie privée et innovation, vie privée et accès aux données personnelles par les forces de l’ordre, et bien d’autres domaines où les droits individuels et les droits des autres peuvent entrer en conflit. Dans un monde numérique qui ne connaît pas de frontières, les arbitrages que rendront ces législateurs européens sur des droits concurrents auront des implications globales et affecteront la législation. Nous sommes en présence d’un vaste problème de société qui pour l’instant semble ne pas toucher une opinion publique effervescente, prompte à s’allumer on vient de le voir avec ACTA.

 

À la différence de la décision de poursuivre les journalistes néerlandais pour violation de la vie privée dans l’affaire Boere, la nouvelle réglementation de la vie privée proposée par l’Union européenne est ouverte au débat et aux suggestions. Les questions qui seront débattues pourront servir à nous rappeler que le droit à la vie privée doit être rapproché d’autres droits, et que les règles inflexibles peuvent avoir des conséquences aussi inattendues qu’injustes. Heureusement, lors du procès criminel, le juge en a convenu : après avoir mis en balance l’importance de leur travail journalistique d’un côté, et le droit à la vie privée de Boere de l’autre :  il a acquitté les journalistes en février dernier.

 

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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