Érythrée : 20 ans d’indépendance, 20 ans de souffrances

Si les événements tragiques de Lampedusa dont les passagers venaient essentiellement de l’Érythrée ont suscité une vague d’émotions à travers le monde, beaucoup se sont aussi surpris d’entendre, parfois pour la première fois, le nom de ce pays ravagé par son conflit avec l’Ethiopie, isolé de la communauté internationale et dont les déboires de la dictature qui y fait rage ne cessent de s’enraciner. Si nous reviendrons dans un prochain article sur la catastrophe de Lampedusa, essayons d’abord de comprendre tout le bagage historique et politique que traîne l’Érythrée et qui pousse tant d’individus à fuir. Conflit avec l’Ethiopie, médiation de l’ONU, translation du conflit en Somalie, régime dictatorial et catastrophe humanitaire, c’est dans tous ces aspects souvent ignorés que nous allons tenter de mettre un pied.

 Dans un premier temps, l’Histoire de l’Érythrée est directement liée à l’Ethiopie qu’on aime à qualifier de « frère ennemi ». Ainsi, comme des frères, ils ont connu tous deux la domination coloniale italienne tout en ne l’ayant pas vécu de la même manière : si Érythréens la revendique (en leur nom même puisque Eritra signifiant rouge en grec renvoie aux territoires en bordure de Mer Rouge occupés par les italiens), l’Ethiopie la rejette fermement et s’est toujours battue pour en limiter l’expansion. Il faut dire que les deux pays disposent de beaucoup d’années d’intervalles : si on peut faire remonter l’Ethiopie au 13ème siècle, c’est seulement en 1993 que naît l’Érythrée. On comprend donc la relation conflictuelle, l’Érythrée ayant besoin de se créer une identité, chose qui ne peut se réaliser que par la revendication de la différence avec cet autre dont celle-ci constituait une province aux prémisses. Tous deux partagent similitudes religieuses, linguistiques et culturelles, mais prenons garde : « Proximité n’est pas fusion ».

 Les premiers conflits fraternels ont commencé en 1961 et ce, pendant pas moins de trente années, durant lesquelles, l’Érythrée a tenté de sortir de l’influence d’une Ethiopie très réticente à cette idée. Mais les bons sentiments ont repris le dessus lorsqu’en 1991, les Tigréens d’Ethiopie s’associent avec un mouvement érythréen pour renverser le dictateur Manguestu, alias le « Pol Pot de l’Afrique orientale ». En récompense, l’Ethiopie accorde en 1993 l’indépendance à l’Érythrée, se privant ainsi d’un accès à la mer pourtant crucial. Cependant, ce regain d’amitié ne durera pas puisque dès 1998 les conflits reprennent de plus belle avec au centre la question de la ville de Badme. Ce conflit se termine en 2000 avec l’offensive victorieuse de l’Ethiopie qui récupère l’ensemble de ses territoires perdus en 1998. Les raisons de ce conflit peuvent être trouvées dans divers éléments : d’abord, l’Ethiopie se mord les doigts de la perte de son accès à la mer depuis l’indépendance de l’Érythrée allant de pair avec des conditions restrictives dans l’accès aux ports érythréens. De même, l’Érythrée n’hésite pas à se baser sur marché noir, et une monnaie instable pour prendre le dessus sur la monnaie éthiopienne. Egalement, de nombreux transferts de fonds de la communauté érythréenne d’Ethiopie se font vers l’Érythrée, cela n’étant là non plus pas pour plaire aux éthiopiens. Enfin, c’est avant tout comme mentionné ci-haut, la démarcation de leur frontière commune, avec au centre la ville de Badme qui constitue le principal différend entre les deux Etats.

 Suite à ce conflit, l’ONU a opéré un réel arbitrage afin de trouver une solution durable et équitable au conflit. En 1999 et sur l’initiative de l’OUA sont signés les accords d’Alger : une zone de sécurité temporaire d’une largeur de 25 km est instaurée sur la frontière qui se devait d’être patrouillée par les Casques bleus. Une Commissaire d’experts internationaux devait ensuite délimiter et démarquer la frontière. Le 12 mai 2000, les hostilités avaient repris pour manifester du refus de l’accord. Le 17 mai 2000, la résolution 1298 prévoit des sanctions pour empêcher la fourniture d’armes ou toute assistance technique en matière d’armement aux deux pays. Le 18 juin est signé un accord de cessation des hostilités entre l’Ethiopie et l’Érythrée et le 31 juillet est créé la MINUEE (Mission des Nations Unies en Ethiopie et en Érythrée) déployant 100 observateurs militaires et du personnel d’appui pour une opération de maintien de la paix. Le 12 décembre un accord est décidé prévoyant la constitution d’une commission neutre de tracé des frontières. Les conclusions qui en découlent en avril 2002 sont catastrophiques puisque le village de Badme, symbole du conflit, revient à l’Érythrée. Ainsi, « le pays qui avait gagné la guerre militairement la perdait politiquement ». Finalement l’Ethiopie récupère Badme en 2008, année où le Conseil de sécurité a mis fin au mandat de la MINUEE.

 Le conflit s’est ensuite déplacé jusqu’en Somalie, champ d’affrontement privilégié depuis 1999. En 2006, l’Union des tribunaux islamiques prend le pouvoir en Somalie, avec le soutien de l’Érythrée. Cependant l’Ethiopie ne l’entend pas de cette oreille et souhaite la mise en place d’un gouvernement de transition somalien dès 2004 et organise un mouvement en 2006 pour chasser l’Union des tribunaux islamiques. Les raisons avancées sont les suivantes : d’abord, après l’invasion en 1977 de l’Ethiopie par la Somalie, l’image d’une Somalie hostile persiste, il serait donc intéressant pour eux de pouvoir se reposer sur un pouvoir somalien qui leur est favorable. De plus, cela permettrait de nuire aux relations entre l’Érythrée et la Somalie. Finalement, c’est sur la carte de la menace terroriste que l’Ethiopie va jouer avec à la clé l’isolement de l’Érythrée. Ainsi, la Somalie est accusée d’héberger des membres d’Al Quaeda : il n’en fallait pas moins pour que les Américains s’allient à l’Ethiopie dans son combat, rejoints par la France et la Grande-Bretagne. Cela a grandement contribué à l’isolement de l’Érythrée, qui par la résolution 1907 du Conseil de sécurité de 2009 subit les sanctions de son aide apportée aux islamistes.

 Si l’historique est posé, l’aspect humanitaire n’a cependant toujours pas été abordé. Précisons que les affrontements entre l’Ethiopie et l’Érythrée ont touché en 2000 plus de 370 000 Érythréens et 350 000 Ethiopiens. Le phénomène a été d’autant plus important que la sécheresse a entraîné une véritable crise alimentaire dont 8 millions de personnes ont été victimes. En 2000, une équipe spéciale a été créée pour répondre au mieux aux besoins alimentaires d’urgence et à plus long terme.

 Si le climat entre l’Érythrée et l’Ethiopie est aujourd’hui, bien que toujours tendu, apaisé, c’est le régime dictatorial sévissant qui touche la population érythréenne aujourd’hui de plein fouet. Son président, Issayas Afeworki, fête aussi ses vingt années de pouvoir. Les droits et libertés sont largement bafoués : la Constitution de 1997 n’a jamais été ratifiée, la presse privée est interdite, l’enrôlement dans l’armée se fait dès le plus jeune âge, le recrutement dans les chantiers sévit sans qu’il ne prenne jamais fin, des milices de quartiers sillonnent les rues érythréennes.

 Du coup, de victimes de guerre, ils fuient en masse, espérant obtenir le statut de réfugiés. Mais là encore, l’accueil qui leur est réservé laisse perplexe. En Ethiopie, les érythréens sont passés au peigne fin par les services de renseignements qui craignent espions et rebelles. De plus, au vu de l’histoire entre les deux pays que nous nous sommes attelés à rappeler, on comprend la difficulté pour l’un et pour l’autre, construits sur le rejet réciproque de parler d’intégration. Au Soudan, la plupart se retrouvent capturés par des faux soldats avant même d’avoir pu réaliser leur demande. En Egypte, ils sont capturés de façon à récupérer une rançon contre leur libération. En Israël, « ils sont traités d’infiltrés indésirables par des autorités israéliennes de plus en plus intraitables avec les Africains ».

 Du coup, c’est naturellement vers l’Union européenne que de nombreux érythréens tentent leur chance, souvent au péril de leur vie comme l’a démontré Lampedusa. En 2012, le rapport EASO mentionne que 49% se sont vus accordés suite à leur demande la protection subsidiaire. Plus globalement, le taux de reconnaissance de leur demande serait de plus de 60%. On peut dire que « the European Union remains deeply concerned that the government of Eritra continues to severely violate basic human rights and fundamental freedoms of its people despite its obligations under domestic and international law », selon un communiqué de 2009. Plus de 122 millions d’euros ont été prévus pour la période 2009-2013 ciblés vers la sécurité alimentaire et le secteur des transports. Il est affirmé dans le document de stratégie de 2009, que c’est la population qui est au premier plan et que le régime en place doit être une raison supplémentaire pour accentuer l’aide apportée à un peuple qui souffre.

 En conclusion, le vingtième anniversaire de l’Érythrée est funeste au vu des événements de Lampedusa et du nombre de victimes, ne cessant d’augmenter. Si cette occasion donne souvent lieu à des célébrations en tout genre, ici il ne s’agit guère que de vingt années de calvaire. Si indépendance il y a, elle ne s’est construite que par opposition à un autre, et que par la voix d’un homme qui au mépris des droits a nié à sa population son droit à l’auto-détermination. Désormais, la cohésion des érythréens porte sur leur désir d’autre chose, la nationalité est reniée si d’autre chose elle permet de porter à espérer. D’anniversaire, nous passons à un éloge macabre d’une Érythrée qui, après avoir acquis l’indépendance tant espérée, s’est enlisée jusqu’à voir ses citoyens s’envoler vers un autre monde, celui des droits et libertés, dont malheureusement les routes ne sont guère, pour eux, tracées.

 Louise Ringuet

 

 Pour en savoir plus :

        -. Europa – « Eu relations with Eritrea », April 2009 :http://ec.europa.eu/development/icenter/repository/EU_relations_eritrea_faq_200904_en.pdf

       -. Nations-Unies – « Mission des Nations Unies en Ethiopie et en Érythrée » :http://www.un.org/fr/peacekeeping/missions/past/unmee/background.shtml

       -. Commission européenne, Développement et Coopération, Érythrée : http://ec.europa.eu/europeaid/where/acp/country-cooperation/eritrea/eritrea_fr.htm

      -. RFI – « L’Érythrée a vingt ans, comme ceux qui la fuient », vendredi 24 mai 2013 : http://www.rfi.fr/afrique/20130524-anniversaire-erythree-vingt-ans-anniversaire-issayas-afeworki

       -. Fabienne LE HOUEROU, « Ethiopie, Érythrée : frères ennemis de la Corne de l’Afrique », 2000

      -. Roland MARCHAL, « Une drôle de guerre : des frontières entre l’Érythrée et l’Ethiopie », CERISCOPE Frontières, 2011 : http://ceriscope.sciences-po.fr/node/24

       -. Le Monde diplomatique – « Guerre absurde entre l’Ethiopie et l’Erythrée » – juillet 1998 : http://www.monde-diplomatique.fr/1998/07/PENINOU/10674

       -. Slate Afrique – « Guerre froide entre l’Ethiopie et l’Erythrée » – 14 juin 2011 : http://www.slateafrique.com/2013/guerre-froide-entre-ethiopie-et-erythree

      -. Le Monde.fr – Géopolitique des conflits – « En Somalie, un conflit régional ouvert », 5 mars 2012 : http://geopolitiqueconflits.blog.lemonde.fr/tag/ethiopie/

 

 

 

 

 

 

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

Laisser un commentaire