Réfugiés : le patron du HCR, Antonio Guterres, vide son sac dans une interview au journal suisse le Temps. «Il faut des voies de migration légales pour lutter contre les passeurs». « Mieux coordonner l’aide humanitaire et l’aide au développement »

Dans un contexte marqué par d’impressionnants déplacements de réfugiés et la toute récente affaire des cargos fantômes transportant des centaines de réfugiés dans des conditions abominables, António Guterres, patron du Haut-Commissariat pour les réfugiés, demande à l’Europe de se mobiliser davantage pour sauver les migrants naufragés en Méditerranée. Et de donner aux réfugiés la possibilité d’immigrer légalement.

António Guterres: La traversée de la Méditerranée est la plus meurtrière et la plus médiatisée, c’est une tragédie inacceptable, mais n’oublions pas les autres migrants, qui traversent souvent plusieurs pays pour atteindre l’Europe. Parmi ceux qui traversent la Méditerranée, il y a aussi les migrants économiques, mais en 2013 et en 2014, fait nouveau, la majorité était des personnes qui fuyaient de réelles persécutions – de Syrie et d’Erythrée surtout – et qui ont donc besoin de protection. Le drame est que ces personnes, faute de voies de migration légales, tombent aussi entre les mains des passeurs et de leur odieux commerce. Il faut garantir une protection à ceux qui y ont droit et réfléchir à de nouvelles voies de migration légale, qui permettraient de faire barrage aux passeurs. Développer un mécanisme solide de sauvetage en mer reste plus que jamais indispensable.

Une fois plus , Antonio Gutteres pointé du doigt et rappelé les distinctions à faire impérativement entre les opérationsMare Nostrum et Triton. Mare Nostrum était gérée par la marine italienne seule, et Triton est une opération européenne organisée dans le cadre de Frontex, l’agence européenne chargée de la surveillance et de la gestion des frontières. Les fonds alloués à Triton sont bien moins importants [le budget de Triton est de 2,9 millions d’euros par mois, rassemble 65 officiers détachés par les pays participants et une vingtaine de bateaux; tandis que Mare Nostrum se voyait accorder 9 millions d’euros mensuels, jusqu’à 900 soldats italiens et 32 bâtiments militaires]. Et son rôle est critiqué: il s’agit avant tout d’une mission de surveillance des frontières et pas de secours des migrants. Triton ne suffit pas. Il faut impérativement développer une action de grande ampleur comme Mare Nostrum, pour éviter de nouveaux drames humains. Tout le monde a un droit à être sauvé en mer. Les pays européens ne peuvent pas ignorer ces drames.

Il n’y a jamais eu autant de personnes déplacées de force depuis la Deuxième Guerre mondiale, avec plus de 51 millions en 2013. Les personnes fuient des persécutions et des conflits. Mais la prévention des conflits, elle, relève de la politique étrangère et échappe au mandat du HCR. Ce chiffre de 51 millions est dramatique. L’accélération des conflits a eu des conséquences effroyables: en 2011, il y avait 14000 déplacés de force par jour, donc des réfugiés ou des personnes qui doivent fuir des régions dans leur propre pays. Ce chiffre est monté à 23000 en 2012 et à 32000 en 2013.

Nous assistons à un accroissement général des besoins humanitaires. Nous sommes à bout de souffle. Les rapports de force ne sont plus aussi clairs qu’ils l’étaient pendant la Guerre froide. Nous sommes dans une ère où imprévisibilité et impunité dominent. Des crises éclatent de façon inattendue, comme en Ukraine, et parallèlement, de vieux conflits, par exemple celui qui prévaut en Afghanistan, demeurent, sans se résorber.

Il n’y a pas de «forteresse Europe»: il y a des murs à l’intérieur même de l’Europe; les pays se barricadent entre eux. Ce qu’il faut, c’est une politique d’asile commune, cohérente. La pression migratoire sur l’Europe, certes, est importante, mais elle doit s’inscrire dans une perspective globale: au Liban, par exemple, les réfugiés syriens enregistrés auprès du HCR forment un peu plus du quart de la population. Ramené à celle de l’Allemagne, cela ferait 22,5 millions de réfugiés . 86% des réfugiés dans le monde vivent dans des pays en voie de développement. Ne l’oublions pas.

Pour moi, une politique d’asile commune est nécessaire. Les pratiques européennes sont trop disparates, ce qui conduit à des déséquilibres. Un Afghan a par exemple 92% de chances d’être accepté en Italie, mais seulement 9% en Bulgarie. Pour 2014, la Suède et l’Allemagne devraient à elles seules accueillir la moitié des requérants en Europe.

Dublin ne peut bien fonctionner qu’à condition que les différents pays aient des pratiques homogènes et harmonieuses. Même si des exceptions existent – un pays peut décider de traiter lui-même une demande plutôt que de renvoyer le migrant vers le premier pays d’accueil européen –, les Etats en usent peu. Mais il y a parfois des décisions de justice: comme celle de ne plus renvoyer les requérants vers la Grèce, où les conditions de procédure équitable ne sont pas réunies.

Il faut évidemment une grande volonté politique. Constater que des familles de Syriens traversent la mer au péril de leur vie alors qu’ils ont droit à une protection est inacceptable. Les Etats parviennent plus facilement à coopérer pour lutter contre la drogue que contre le fléau des passeurs. Il faut changer cela. Mais il y a un combat idéologique et de valeurs qui a été largement abandonné par les partis traditionnels. Ce qui donne le champ libre à, d’un côté, l’islam radical, et de l’autre aux forces populistes plus ou moins xénophobes.

Quand j’étais jeune, et que l’on souhaitait s’ériger contre des injustices, cela pouvait se faire à travers une expression rationnelle, dans le cadre, par exemple, de mouvements communistes ou socialistes. Ou, dans le tiers-monde, à travers des nationalistes progressistes comme Nasser ou Nehru. Aujourd’hui, l’expression de cette révolte se réfugie plutôt dans la xénophobie ou l’islamisme radical.

Ni la Jordanie, ni le Liban ne pourront offrir des conditions de vie normales à autant de réfugiés. Il n’y a pas d’emplois et les Syriens vivront sous perfusion internationale. Pas étonnant que certains tentent de trouver des solutions par eux-mêmes. Il est préférable de leur offrir des voies légales et organisées plutôt que de les voir traverser la Méditerranée ou les Balkans dans les conditions que nous savons. Or le système de financement humanitaire est quasiment en faillite.

Les crises et les besoins humanitaires se sont multipliés mais, nous n’avons plus la capacité de récolter davantage de fonds. J’ai proposé que les opérations humanitaires de l’ONU soient financées par les Etats sur une base non pas seulement volontaire mais aussi obligatoire, comme c’est le cas pour les Casques bleus. Il faut aussi mieux coordonner l’aide humanitaire avec la coopération économique et au développement, dont les montants sont huit fois supérieurs. Il n’est pas normal que le Liban ou la Jordanie, en première ligne face à la crise syrienne, ne bénéficient pas prioritairement d’aide, car il s’agit de pays à revenu intermédiaire.

Le Programme alimentaire mondial (PAM) a dû temporairement suspendre son aide aux réfugiés syriens. Cependant nous n’avons pas eu de ruptures de programmes. Nous avons augmenté et diversifié nos sources de financement et nous avons des fonds non affectés en réserve que nous dépensons à 98% sur le terrain. Cela permet, par exemple, de continuer de venir en aide aux réfugiés du Sud-Kordofan et du Nil Bleu qui ont fui au Soudan du Sud, une crise complètement oubliée. Nous avons aussi réduit nos frais structurels. Le siège genevois et ceux de Budapest et d’Amman ne comptent plus que pour 6,5% de nos dépenses. Les coûts du personnel représentent 21%, contre 41% il y a dix ans. Fin de l’interview du président du HCR

Les propos du président du HCR que l’on vient de rapporter, trouve une illustration tragique avec l’affaire des cargos fantômes abandonnés (Blue Sky M et Ezadeen). Cette affaire replace, à nouveau, l’action de l’Union européenne et de l’Agence Frontex au cœur des interrogations. Le commissaire européen chargé des migrations, le grec Dimitris Avramopoulos a réagi le vendredi (2 janvier) dans une déclaration qui mettait l’accent sur la nécessité d’une action coordonnée. « Ces événements soulignent la nécessité d’une action décisive et coordonnée à l’échelle européenne » a souligné le commissaire. « Les trafiquants trouvent de nouvelles routes vers l’Europe et utilisent de nouvelles méthodes afin d’exploiter des gens désespérés qui tentent d’échapper au conflit et la guerre. Il a tenu à afficher sa détermination. « Nous devons prendre des mesures contre ces organisations criminelles, impitoyables. Nous ne devons pas permettre à des trafiquants de mettre en danger la vie des gens dans de vieux navires, abandonnés dans de conditions météorologiques dangereuses. Inutile de dire que la lutte contre la contrebande sera une priorité absolue dans l’approche globale des migrations ». Avramopoulos a ainsi annoncé « un plan qui sera présenté en temps voulu. Nous irons de l’avant avec engagement et détermination » a-t-il conclu.

La rentrée de la salle de presse de la Commission (le 5 janvier) est venue confirmée une déclaration faite à chaud. La Commission , comme elle l’a indiquée dans son programme de travail annuel pour 2015 présenté en décembre au Parlement européen, prépare une nouvelle approche globale en matière de migration et ce point se retrouve au plus haut dans l’échelle des priorités pour 2015. La Commission est bien consciente de la nouvelle technique utilisée par les passeurs ainsi que des nouvelles routes utilisées. La Commission entend renforcer et privilégier sa lutte contre les passeurs et autres facilitateurs : l’argent qu’ils amassent est considérable (une traversée peut coûter individuellement jusqu’à 8000 dollars). C’est un tout nouveau dispositif qu’il faudra mettre en place. Pensons un instant que 16 000 personnes ont été secourues depuis le 1er novembre en Méditerranée et 57 passeurs avaient été arrêtées. Certains commentateurs ont voulu faire un rapprochement avec la lutte contre la piraterie dans l’océan indien, le détroit de Malacca et les îles du pour tout indonésien. Ce rapprochement est clairement abusif : le modus operandi n’est pas le même , les motivations divergent fortement et ce n’est qu’après de nombreuses années de lutte que les premiers résultats sont apparus et après avoir engagé de nombreux moyens , souvent militaires et une forte coordination internationale. Dans le cas qui nous occupe, une telle perspective n’est pas à la portée de la main dans l’immédiat. On peut s’interroger de plus en plus sur le rôle passif, une fois de plus, de la Turquie : de nombreux départs se sont effectués à partir des côtes turques et la Turquie n’est pas un Etat failli, sans autorité politique, complètement déstructuré comme l’est actuellement la Libye. Il ne semble pas que ce sujet ait fait l’objet d’un échange de vues entre le président Erdogan et le président du Conseil européen, Tusk , lors de leurs premiers entretiens téléphoniques du 5 janvier. Entre Turquie et Union européenne le jeu du chat et de la souris se poursuit…

Pour en savoir plus :     -. Texte intégral de l’interview http://www.letemps.ch/Page/Uuid/a954d038-9433-11e4-9ac8-723e124a5af7/Il_faut_des_voies_de_migration_légales_pour_lutter_contre_les_passeurs_dit_le_patron_du_HCR

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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