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La sécurité ronge-t-elle nos droits ? Partie I: l’état d’urgence

Début 2017, Amnesty International a publié un rapport de 73 pages sur la dégradation des droits des personnes et des droits fondamentaux dans l’Union Européenne, due à l’ampleur croissante de la sécurité dans les politiques nationales. Nous tenterons dans cet article et dans les deux prochains de décortiquer ce rapport en y ajoutant des éléments et en offrant un aperçu de la situation actuelle. En effet, étant donné la proximité des événements et les politiques sécuritaires mises en oeuvre « à la va-vite », on a parfois du mal à prendre du recul et reconsidérer l’état de nos démocraties européennes.


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Depuis janvier 2015, l’Union Européenne est la cible d’attaques terroristes à répétition. Alors qu’à l’époque, les Etats membres revendiquaient une politique plus « sociale » que « sécuritaire » en brandissant nos racines communes et nos valeurs pacifistes comme étendard de notre union, aujourd’hui, nous avons été « obligés » de changer. Les pays membres se sont mués et ont adopté des politiques sécuritaires renforcées. Ils ont allié leurs forces afin de renforcer les frontières, ils ont adopté, négocié, signé, toute une série de mesures afin de lutter contre le terrorisme. Le questionnement soulevé dans le rapport d’Amnesty est la mise en parallèle de ces nouvelles politiques sécuritaires avec une décroissance des droits fondamentaux en Europe. Comme les auteurs l’expliquent très justement dans les premières pages du rapport :

« l’idée selon laquelle le rôle du gouvernement est d’assurer la sécurité afin que la population puisse jouir de ses droits a laissé place à l’idée que les gouvernements doivent restreindre les droits de la population afin d’assurer la sécurité. »

Sommes-nous donc en train de voir nos efforts communs du lendemain de la seconde guerre mondiale s’éroder au bénéfice d’une politique axée sur la sécurité ? Alors qu’on a tant critiqué les politiques américaines « d’institutionnalisation de la peur », ne serai-t-on pas en train justement de faire la même erreur ? C’est là que se pose le point de départ de notre questionnement. Dans cette série article, nous évaluerons, sujet par sujet, les changements qui se sont opérés un peu partout en Europe. Ensuite, nous essayerons de savoir comment de tels écarts ont pu avoir lieu. Pour commencer cette série, nous nous pencherons sur une mesure très importante et partagée par beaucoup de pays membres : l’«état d’urgence » .

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Le point de départ de ce revirement de situation fut la résolution n°2178 du Conseil de sécurité de l’ONU adoptée en 2014 et visant à imposer aux pays l’adoption de lois internes attaquant les menaces des combattants terroristes étrangers. A travers cette résolution, les pays ont adopté toute une série de lois mais ont également mis en place des « formules » afin d’accélérer des procédures qui ont contribué à l’amenuisement de certains droits des personnes, tout en douceur, sans que personne ne le remarque véritablement. Le rapport pointe certains « abus » qui reviennent régulièrement tel que :

–       Des procédures accélérées décidées par les gouvernements et qui ne permettent pas le fonctionnement normal du parlement, restreignent le temps de réflexion et de maturation qui est nécessaire au débat démocratique et donc, nuit à la qualité et à la cohérence des lois.

–       Des dérogations aux lois existantes, et notamment celles qui garantissent les droits fondamentaux à la population.

–       Le pouvoir grandissant de l’exécutif aux dépends du judiciaire, et donc l’importance croissante des systèmes de renseignement.

–       Définition trop vague du « terrorisme » qui mène à des abus ainsi que l’exigence en matière de preuve qui s’amenuise.

–       Des mesures de contrôle administratives utilisées de manière abusive afin de restreindre des rassemblements, etc…

–       La pénalisation de nombreuses formes d’expression qui sont loin de constituer une incitation à la violence, ce qui menace la contestation légitime, la liberté d’expression

–       Utiliser la « menace terroriste » comme laissez passer aux interventions dans les camps de réfugiés et parmi les migrants.

 Pour caractériser ces actes, les exemples sont nombreux. En passant de la loi « contre le maillot de bain intégral » aux expulsions des passagers d’un avion car « ils ressemblent à des terroristes », on se demande jusqu’à quel point la société pourra justifier de tels actes avant qu’un réel soulèvement éclate en Europe.

Notre analyse, basée notamment sur le rapport d’Amnesty, se limitera à l’étude de 14 pays membres de l’UE : Allemagne, Autriche, Belgique, Bulgarie, Danemark, Espagne, France, Hongrie, Irlande, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Royaume-Uni et Slovaquie. Nous allons, à travers ces quelques pages, décrire l’évolution des mesures législatives établies depuis 3 ans qui impliquent un processus de sécurisation passible d’une sanction ou une limitation de l’exercice des droits fondamentaux des personnes.

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  1. L’Etat d’urgence

Un peu partout en Europe, la peur et les menaces d’attentats sont devenues monnaie courante et cela amène nécessairement à un changement dans les manières d’agir au niveau politique. Au delà de l’augmentation flagrante des forces de police et militaire dans les rues, beaucoup de pays ont donc établi des mesures d’urgence qui étaient, à la base, temporaires et qui ont fini par s’inscrire dans les droits nationaux. Ces mesures d’urgence, en plus de devenir « permanentes », sont également souvent « accélérées ». Cela ne laisse pas beaucoup de temps pour analyser l’impact de celles-ci et notamment sur les droits fondamentaux et des personnes. Il existe un risque de dérive très préoccupant : la croissance des pouvoirs alloués à l’exécutif et cela au détriment du pouvoir judiciaire. Par ailleurs, le droit international et le droit européen stipulent qu’une dérogation au droit national peut être envisagée uniquement de manière très temporaire et en cas d’extrême urgence mais également dans le cadre d’une « menace contre l’existence de la nation » qui aurait été porté à la connaissance des organes internationaux. Nous verrons plus bas que bien souvent la qualification de « menaces contre l’existence de la nation » est définie de manière très large et laissée à l’appréciation des gouvernements. Il existe cependant des droits fondamentaux qui sont absolument indérogeables :

–       Le respect du droit à la vie

–       La torture et les traitements cruels, inhumains et dégradants

–       La garantie d’un procès équitable

–       La non-discrimination

Pour commencer notre tour d’Europe des politiques sécuritaires, la France nous semble être le premier candidat idéal. Non seulement en sa qualité de centre de l’Europe, mais aussi parce qu’il est en tête de classement des tournants sécuritaires les plus importants.

  France 

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L’état d’urgence français fut établi après les attentats de Paris du 13 novembre 2015 et depuis cette date, il est resté d’application et est devenu « normal ». Il fut renouvelé après les attentats de Nice et à nouveau en décembre 2016 et cela jusqu’aux élections d’avril-mai 2017. Outre les diverses mesures qui sont passées sans faire grand bruit tels que « la prolongation de la période maximale pendant laquelle une personne peut être soumise à une mesure administrative restreignant sa liberté de mouvement » ou encore la modification de la loi  de 2015 sur les renseignements qui permet d’élargir les possibilités des services de renseignements français vis-à-vis des personnes « identifiées comme présentant une menace » et « susceptibles d’être en lien avec une menace », cet état d’urgence implique beaucoup de mesures qui ne nécessitent pas l’assentiment des juges pour être mises en place. Voici quelques exemples :

–       Fermetures de mosquées : Mosquée d’Aix en Provence fermée par le ministère de l’intérieur. Cela fut justifié comme tel : « Bruno Le Roux, Ministre de l’Intérieur, a fait procéder ce jour à la fermeture administrative d’une mosquée des Bouches-du-Rhône, sur le fondement des dispositions de l’article 8 de la loi sur l’état d’urgence, permettant la fermeture des lieux de réunion de toute nature et en particulier des lieux de culte au sein desquels sont tenus des propos constituant une provocation à la haine ou à la violence ou une provocation à la commission d’actes de terrorisme ou faisant l’apologie de tels actes. ». La mosquée « Al Rawda » de Stains fut également fermée dans le cadre du renouvellement de l’état d’urgence prononcé en décembre.

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Musulmans qui prient sur un terrain de handball à Lagny-sur-Marne

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–       Assignation à résidence : 612 personnes furent assignées à domicile depuis novembre 2015 en France et notamment Adlène Hicheur, physicien franco-algérien qui fut assigné à résidence à son retour du Brésil et cela sans aucune charge à son encontre. En effet, il avait été condamné en 2009 après avoir échangé des emails avec un cadre de Al-Quaeda. Il a purgé sa peine et était donc libre de charge au moment de cette « assignation à domicile ».

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–       Perquisitions de domicile abusives ou disproportionnées et de nuit : depuis le mois de novembre 2015, Amnesty International a établi qu’il y aurait eu 4292 perquisitions de domicile alors que seulement 1% de celles-ci seraient réellement justifiées car liées au terrorisme. En voici une parmi d’autres, celle de Cedric Hérrou: une vingtaine de gendarmes casqués et armés sont entrés de force dans la ferme de Cédric Hérrou, un militant qui accueille chez lui des migrants et qui les aide à entrer et à circuler en France.

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Hongrie

Une mesure exceptionnelle fut signée, s’ajoutant au « sixième amendement » à la Constitution du pays par le Président Janos Ader. Cette dernière modifie le rôle des policiers, pompiers, militaires et leur offre toute une série de pouvoirs exécutifs très vaguement établis en cas de déclaration de « menace terroriste ». Ils ont notamment la possibilité d’ouvrir le feu et de tuer toute « menace terroriste ».  Voici quelques exemples de ces mesures exceptionnelles : «

–       la suspension des lois et l’application d’une procédure accélérée pour l’adoption de lois,

–        Le déploiement de l’armée et l’autorisation pour les militaires d’utiliser des armes à feu pour mettre fin aux troubles, 

–       Des restrictions à la liberté de mouvement à l’intérieur du pays, l’affirmation du contrôle militaire sur l’ensemble du trafic aérien, 

–       Le gel des actifs et la limitation des droits de propriété des autres États, des particuliers, des organisations et des entités juridiques jugées constituer une menace pour la paix internationale ou la sécurité nationale ;

–       L’interdiction ou la restriction des événements et rassemblements dans des lieux publics ; 

–       et l ’octroi au gouvernement d’une vaste marge de manœuvre pour appliquer toute mesure spéciale (non encore définie) afin de prévenir le terrorisme, selon la définition qu’en donne la loi du pays.»

Police officers patrol along a new border fence at the Hungarian-Croatian border near Zakany on October 17, 2015. The border between Hungary and Croatia has been closed to "illegal" migrants, the Hungarian government said, with barbed wire fences being set up to seal the frontier. Croatia announced that it would divert migrants to Slovenia after Hungary said it would close the border with its fellow EU member -- a major transit point for tens of thousands of refugees. AFP PHOTO / ATTILA KISBENEDEK / AFP PHOTO / ATTILA KISBENEDEK
Frontière Hongroise-croate

Techniquement, la signature de ce sixième amendement permet de contourner l’«
 état d’urgence » tel que vu par le droit international, et d’avoir ainsi une plus grande liberté d’action au sein du pays.

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Luxembourg 

Le Luxembourg a voté un projet de loi très vague et faiblement justifié sur les menaces terroristes en décembre 2016. Cela représente donc, selon la Commission consultative des droits de l’homme, une menace claire aux droits humains. En effet, grâce à cette loi, et si elle passe, il ne sera pas nécessaire que l’Etat invoque l’état d’urgence pour intervenir. Voici les différents points de ce projet de loi : la limitation à 30 minutes d’entrevue avec leur avocat pour certains détenus, la mise à l’écoute de certains véhicules ou pièces, l’analyse des personnes qui communiquent avec un suspect et des surveillances soutenues et le refus d’aviser les personnes sous surveillance qu’elles le sont ou l’ont été. On assiste à nouveau à un retrait important des droits des personnes.  

Pologne 

En Pologne, la mesure d’ « état d’urgence » a atteint un niveau très élevé de politique sécuritaire poussée à l’extrême. En effet, une loi fut votée en juin 2016 afin de faire face aux menaces terroristes. Cette dernière permet d’inclure de façon durable des pouvoirs complètement excessifs. Elle fut rapidement signée grâce à une procédure accélérée comme souvent dans cette situation. Les pouvoirs exceptionnels qui sont alloués aux autorités sont notamment une surveillance accrue et sans discernement mais cependant ciblée de manière très peu arbitraire vers les étrangers mais aussi un « allongement de la durée autorisée de détention sans inculpation », comme nous le confirme une nouvelle fois Amnesty International.

Ces derniers ont d’ailleurs reçu un e-mail sans détour d’un magistrat polonais : « Il est indubitable que la loi relative à la lutte contre le terrorisme […] fait plus que simplement utiliser des moyens disproportionnés. Il semble que derrière cette loi, il y ait une intention délibérée de doter l’exécutif d’outils puissants pour lutter, par exemple, contre les personnes dont les opinions divergent des siennes. »

Royaume-Uni 

Au Royaume-Uni, on ne peut pas parler de nouvelles mesures comme dans les autres pays. Il existe depuis plusieurs années différentes lois qui, de la même manière que dans les pays que nous avons vu précédemment, sont vagues et excessives. On peut rappeler la loi de 2004 qui vise à rendre les mesures d’urgence au goût du jour en y ajoutant notamment les menaces terroristes et la possibilité de faire appel à des pouvoirs spéciaux. On peut également faire référence à la loi de 2011 sur l’enquête préliminaire et l’octroi de « pouvoirs élargis » qui peuvent mener à la restriction de déplacements et la mise en place de règles strictes de limitation de droits des personnes. De plus, la notion de « situation d’urgence » est extrêmement mal définie et est complètement laissée à la seule appréciation du pouvoir exécutif.

Autriche

Au sein de ces nombreuses lois de l’état d’urgence et lois d’exceptions partout en Europe, il y a également certaines qui font plus référence aux lois sur le terrorisme et sur la migration. Par exemple, en Autriche, la loi sur la migration a été modifiée en hâte en avril 2016, afin de « bloquer », quand cela est nécessaire, l’afflux de migrants qui pourrait être un risque pour la sécurité nationale mais également pour éviter les tensions sociales et ethniques. De nouveau, le niveau d’urgence et l’évaluation de la nécessité de bloquer le flux sont des critères évalués par le gouvernement. Concrètement, les réfugiés syriens, afghans et irakiens recevront un permis de séjour avec une durée limitée. Ils devront en effet refaire leur valise si la situation dans leur pays est au beau fixe, et cela toujours selon l’appréciation du gouvernement fédéral. Mais ce n’est pas tout; alors que les réfugiés arriveront en Autriche, ils devront prouver qu’ils sont « persécutés » dans le pays duquel ils viennent afin de pouvoir entrer. C’est donc un mur encore plus important qui se crée aux frontières du pays, et ce n’est pas une métaphore car une barrière de près de trois mètres a déjà été érigée au Col de Brenner, le lieu le plus fréquenté en migrants. « Le Monde » considère cette loi comme « l’une des plus restrictives en Europe pour les réfugiés ».

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Pour conclure cette première partie consacrée à l’état d’urgence comme pratique sécuritaire, nous allons évoquer rapidement les futurs articles qui s’inscriront dans la continuité de celui-ci. Nous verrons dans le prochain article le principe de légalité, le droit au respect de la vie privée et la liberté d’expression. Nous finirons par le droit à la liberté et à circuler librement, la déchéance de nationalité qui a récemment fait grand bruit notamment en France mais aussi le principe dit de « non-refoulement ».

Victoria Bonaert

En savoir plus :

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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