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#LaRéplique : La liberté de presse dans l’Union européenne : des problèmes démocratiques fondamentaux

« Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’au bout pour que vous puissiez le dire ». Cette phrase mythique souvent attribuée à Voltaire a en réalité été écrite par Evelyn Beatrice Hall, écrivaine anglaise. Elle incarne l’essence de la liberté d’expression et de la liberté de presse, qui est un élément essentiel de nos démocraties occidentales.

Dans l’Union européenne, cela se traduit tout d’abord par la Convention européenne des Droits de l’Homme. Les États suivent les règles suivantes : « La plupart des Etats parties à la Convention européenne des Droits de l’Homme ont intégré la Convention dans leur législation nationale. La Convention fait donc partie du droit interne des Etats parties et s’impose aux tribunaux nationaux et aux autorités publiques. » Dans celle-ci, l’article 10 est consacré à la liberté d’expression : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière. » La liberté de presse n’est ainsi pas explicitée ; cependant une jurisprudence a été élaborée « énonçant un ensemble de principes et de règles qui confère à la presse un statut spécial dans l’exercice des libertés garanties par cette disposition. » Il faut également évoquer la Charte européenne des Droits fondamentaux, à caractère normalement contraignant, qui a pour sujet de son 11ème article la liberté d’expression et d’information, dans lequel est noté que « la liberté des médias et leur pluralisme sont respectés ».

De la théorie à la pratique : quelle application de ces principes ?

Tous les pays de l’Union européenne sont, en principe, des États démocratiques et où la Liberté prime. Cependant, les disparités entre États membres sont frappantes, et assez problématiques pour la cohésion européenne sur ce sujet.

En effet, selon l’association Reporters sans frontières (RSF) et son rapport annuel sur la liberté de presse dans le monde, le classement des États membres de l’Union européenne de 2017 va de la 2ème à la 109ème position sur 180 pays – ayant ainsi 107 places d’écart entre 28 États. Ceux qui se démarquent le plus sont les pays nordiques : ainsi, la Suède, la Finlande, le Danemark et les Pays-Bas sont dans les cinq premières positions du classement. La Belgique les suit, en 9ème place, elle-même suivie par l’Autriche et l’Estonie, respectivement, en 11ème et 12ème place, ayant une position d’écart avec l’Irlande (14ème), directement suivie du Luxembourg, de l’Allemagne, de la Slovaquie et du Portugal. L’écart se creuse ensuite un peu plus, avec en 23ème place la République Tchèque et en 28ème, 29ème et 30ème la Lettonie, l’Espagne et Chypre. Les États qui suivent sont la Lituanie et la Slovénie en 36 et 37ème position, et ensuite la France en 39ème et le Royaume-Uni en 40ème. L’écart se creuse à nouveau lorsque nous retrouvons la Roumanie en 46ème, Malte en 47ème et les États qui suivent ont tous des écarts entre eux, certains plus grands que les autres : l’Italie en 52ème, la Pologne en 54ème, la Hongrie en 71ème, la Grèce en 88ème et enfin la Bulgarie en 109ème position. Mondialement, la conséquence de ces positions – et de celles d’autres pays – est que la situation des médias considérée comme « bonne » ou « plutôt bonne » a diminué de 2,3% par rapport à l’année précédente, montrant ainsi, dans sa globalité, une chute des conditions.

Les disparités sont ainsi nombreuses, et les démocraties représentant un idéal ont du mal à faire face à ces critiques. Ainsi, Reporters sans frontières nous explique qu’ « à force de propos nauséabonds, de lois liberticides, de conflits d’intérêt et même de coups de matraque, les régimes démocratiques multiplient les accrocs contre une liberté qui est en principe l’un des principaux indicateurs de leur bon fonctionnement. » En effet, selon eux, cela est notamment visible dans les démocraties européennes, sachant que même des États en tête de classement comme les Pays-Bas ou la Finlande ont perdu des points (dont la Finlande sa première place au profit de la Norvège).

Terrorisme, économie, populisme… Tant d’excuses pour étouffer la liberté de presse

Il y a plusieurs raisons qui ont propulsé une grande partie des pays européens à un classement plus bas que les années précédentes.

Tout d’abord, nous avons l’éternel débat de sécurité vs. liberté. Déjà en 2004, Ann Cooper, Directrice Exécutive du Comité pour la protection des journalistes (association américaine), disait que « une des premières choses que vous apprenez lorsque vous travaillez en tant que journaliste, c’est que les gouvernements veulent toujours contrôler l’information », et que la guerre contre le terrorisme est en train de « produire de nouveaux dangers et de nouvelles restrictions pour les médias ». Ce risque était imminent à l’époque, surtout pour les États-Unis, dû à sa situation face au terrorisme suite au 11 septembre. Il s’est transposé de nos jours à l’Union européenne, avec l’arrivée de cette même menace sur le sol européen. Ainsi, dans des États comme l’Allemagne ou le Royaume-Uni, des lois autorisant la surveillance de masse ont été votées mettant en danger les journalistes et leurs sources, ceux-ci pouvant être espionnés par les services de renseignements respectifs de chaque pays. Ce type de lois se fait de plus en plus nombreux dans les pays européens, comme en France notamment.

Cependant, le problème de la France concernant la liberté de presse est plutôt celui du monopole. En effet, la quasi-totalité des médias en France est détenue par 37 personnes, familles ou même entreprises (telles que Crédit Agricole ou Crédit Mutuel). De plus, certains médias censés être différents sont détenus par les mêmes personnes : pour cela, nous pouvons prendre l’exemple du groupe Le Monde, de l’Obs et du Courrier International, tous détenus par Xavier Niel. Il est toutefois important de noter que certains médias, tels que Le Canard Enchaîné ou Mediapart, sont des journaux indépendants auxquels tout le monde peut avoir accès. Mais le fait de devoir préciser un tel argument montre qu’il y a un problème d’indépendance des médias en France, dans lequel, outre le monopole, rentrent également en compte les conflits d’intérêts. En effet, comme cela a pu déjà être évoqué, certains de ces médias sont possédés par des entreprises privées, non seulement par les deux banques précédemment citées, mais également par des grands groupes tels que Dassault ou Bouygues. Les conséquences de ce type de conflits d’intérêts sont la suppression d’émissions par exemple. Ainsi, l’émission « Spécial Investigation » sur Canal+ a été supprimée, notamment suite à une investigation sur le Crédit Mutuel et les possibles évasions fiscales de celui-ci. Le « Zapping » avait également déjà été annulé pour des raisons similaires : selon Le Parisien, « […] le Zapping était aussi parfois critique à l’égard de Vincent Bolloré ou de Cyril Hanouna. » Enfin, ce manque d’indépendance peut pousser à des conséquences purement économiques, comme dans le cas de la Pologne ou de la Hongrie. Dans le premier, les autorités ont boycotté et provoqué « l’étouffement économique progressif des médias d’opposition en limitant leur distribution et en interdisant aux administrations publiques de renouveler leurs abonnements ou de publier de la publicité », nous explique RSF. Dans le deuxième, le principal journal d’opposition a été définitivement et brutalement fermé, avec un « black-out » du média, et les journalistes empêchés d’accéder aux bureaux de celui-ci. Les conséquences des actions citées dans ce paragraphe sont que les journalistes décident peu à peu de s’autocensurer, nous affirme Virginie Dangles, la rédactrice en chef de RSF. Cela crée ainsi un système où les responsables « indirects » de cette censure seront également plus difficilement punissables. À d’autres moments, cette censure est plus directe : des cas ont pu être perçus en France, notamment à l’égard de la « jungle » de Calais ou lors des manifestations contre la loi Travail. Concernant cette dernière, il y a également eu une volonté de la part de certains médias de cacher les violences policières à l’égard des manifestants. Il y a ainsi une sorte de cercle vicieux qui se crée, un sentiment d’emprisonnement et de positionnement difficile. Cela crée également une méfiance à l’égard des médias pour une partie de la population.

Cette méfiance nous amène à notre dernier point : le populisme. Sachant que sa principale stratégie est d’être contre le système et de créer une séparation face à celui-ci, ainsi que la méfiance du peuple à l’égard des politiciens actuels, les médias rentrent vite dans les critiques. En effet, ils sont vus comme protecteurs de ceux-ci, notamment suite à des situations comme celles en France, en Pologne ou en Hongrie. Notons que ce sont trois pays où la droite conservatrice et/ou l’extrême-droite sont très présentes. Ce ne sont pas des exceptions : en Angleterre, Nigel Farage, ancien chef du UKIP, discréditait souvent les médias dans ses discours, de même que Beppe Grillo en Italie. De plus, ces mêmes personnalités ont pour habitude d’utiliser les « fake news » pour arriver à leurs fins. Cela a surtout été initié par Donald Trump aux États-Unis ; mais l’élection de celui-ci a permis à ces fausses informations de prendre plus de force, partout dans le monde occidental.

Que fait l’Union européenne ?

L’Union européenne est également présente pour rappeler à l’ordre les États dont les actions vont à l’encontre des valeurs de celle-ci. Ainsi, des États ont déjà été menacés de sanctions, comme l’Autriche en 1999, la Hongrie en 2015, ou la Pologne cette année. Cependant, cela n’a pas lieu exclusivement en raison des atteintes à la liberté de presse, mais à une globalité de mesures. Arte souligne cette spécificité, en expliquant que « le non-respect des valeurs de l’Union européenne n’est pas toujours synonyme de sanction : un exemple en Espagne, où les atteintes à la liberté des médias commises par le gouvernement Rajoy n’ont suscité aucune réaction de l’UE. » Cela était vrai en 2012 – moment de l’atteinte des médias par Mariano Rajoy – et c’est encore vrai maintenant, puisqu’aucune action n’a été entreprise face à tous les événements et exemples évoqués dans le paragraphe précédent.

Afin d’essayer de mettre en place des dispositions plus spécifiques à la liberté de presse dans l’Union européenne, des initiatives ont été prises. Une des plus significatives a sûrement été la Charte européenne pour la liberté de presse, signée en 2009 par 48 journalistes et 19 pays, qui a été présentée à la Commission européenne dans l’espoir que cette dernière s’assure que les dispositions soient adoptées et respectées par tous les États. Le site officiel de la Commission nous explique que « Les dix articles de la Charte décrivent les principes de base que l’État doit respecter dans ses contacts avec les journalistes, tels que l’interdiction de la censure, le libre accès aux sources médiatiques nationales et étrangères, ainsi que la liberté de collecter et de diffuser des informations. La Charte vise également à la protection des journalistes contre l’espionnage et réclame un système judiciaire efficace qui protège leurs droits ». Cependant, très peu d’informations sont accessibles sur le sujet, comme le site web officiel de l’initiative, qui est partagé sur le site officiel de la Commission, est inaccessible. Nous pouvons ainsi nous poser des questions sur la signification de cela, et tirer des conclusions sur l’importance accordée au sujet dans l’Union européenne. De plus, la liste des signataires est ainsi également indisponible.

Actuellement, l’initiative la plus aboutie est probablement la Fédération européenne des journalistes (FEJ), qui est constituée de syndicats et d’associations de journalistes. Selon ses statuts, « elle a été instituée afin de représenter les intérêts des syndicats et associations de journalistes et de leurs adhérents dans le cadre professionnel, économique, social, culturel, légal et politique de l’Europe, plus particulièrement de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. » Cela permet donc aux journalistes européens, et notamment ceux de l’Union européenne, d’avoir des soutiens si besoin.

Cependant, malgré le fait que les journalistes et la liberté de presse en général ne soient pas sans repères au sein de l’Union européenne, très peu est fait au niveau des institutions. L’Union européenne se veut exemplaire, notamment en termes d’idéaux et de valeurs, puisqu’elle est fondée sur ceux-ci. Mais lorsque nous dépassons ce qui est écrit dans les textes – dont le rapport à la liberté de presse reste vague – la réalité de la liberté de presse dans l’Union européenne est grise. Grandes disparités entre États, baisse dans le classement pour certains d’entre eux, oppressions, censure… Tant de questions qui n’ont pas leur place à l’intérieur des frontières supposément démocratiques de l’UE. Comment peut-elle se considérer un idéal démocratique avec ces lacunes ? Pourquoi les institutions n’agissent-elles pas ?

L’Union européenne se doit, ne serait-ce que symboliquement, d’adopter des positions fermes par rapport aux actions anti-démocratiques des États à l’égard des médias.

 

Carolina Duarte de Jesus

Pour en savoir plus :

Citations, LeMonde, 2014, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://dicocitations.lemonde.fr

Charte des Droits Fondamentaux de l’Union européenne, EUR-Lex, 2012, [consulté en ligne le 27/11/2017]. http://eur-lex.europa.eu

Statuts, Fédération européenne des journalistes, 2016, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.europeanjournalists.org

« Canal + annonce la fin du zapping et la réduction des programmes en clair », Le Parisien, 2016, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.leparisien.fr

« Classement mondial de la liberté de presse 2017 : le grand basculement », RSF, 2017, [consulté en ligne le 21/11/2017]. http://www.rsf.org

« Etat de droit : avant la Pologne, la Hongrie et l’Autriche ont aussi été montrées du doigt », Arte, 2016, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://info.arte.tv

« Hongrie : le principal journal d’opposition suspendu, ses journalistes dénoncent un putsch ». RTBF, 2016, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.rtbf.be

« Le journalisme fragilisé par l’érosion démocratique », RSF, 2017, [consulté en ligne le 21/11/2017]. http://www.rsf.org

« Le pluralisme et la liberté des médias dans l’Union européenne », Conseil de l’Europe, 2017, [consulté en ligne le 21/11/2017]. http://www.coe.int

« Médias français : qui possède quoi ? », Le Monde Diplomatique, 2017, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.monde-diplomatique.fr

“Pourquoi Canal+ a supprimé ‘Spécial Investigation’ », Vice, 2016, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.vice.com

“The Press and the War on Terrorism: New Dangers and New Restrictions”, Committee to Protect Journalists, 2004, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.cpj.org

« Viviane Reding se félicite de la nouvelle Charte européenne pour la liberté de la presse », Commission européenne, 2009, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.europa.eu

MACOVEI Monica, Un guide sur la mise en œuvre de l’article 10 de la Convention européenne des Droits de l’Homme, Council of Europe, 2003, 72 pages

MALER Henri, PERRENOT Pauline, « À propos d’un rapport d’Amnesty : médias et violences policières », ACRIMED, 2017, [consulté en ligne le 22/11/2017]. http://www.acrimed.org

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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