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Le meurtre du journaliste Jan Kuciak :  les responsabilités européennes ?

Cet acte est un avertissement mafieux! Intimider ne suffit plus, il faut tuer.

Le corps de Jan Kuciak et celui de sa compagne furent retrouvés le dimanche 25 février 2018 dans leur maison à  65 km de Bratislava. La police aurait trouvé des munitions disposées autour des corps comme une mis en scène voulant se faire passer comme un avertissement. Plusieurs personnalités européennes ont réagi,  ces réactions sont plutôt restées mesurées comme l’a souligné Nicolas Gros-Verheyde, rédacteur en chef de B2.  Ces réactions traduisent le temps de l’émotion plus que celui d’un engagement fort contre la corruption et les comportements politiques. Certes, assassinat a été vigoureusement condamné par la voix du président de la Commission ou du Parlement européen, mais pour le deuxième assassinat d’un journaliste en seulement quelques mois – après celui de la journaliste maltaise Daphne Caruana Galizia en octobre 2017 à Malte, enquêtant, elle aussi, sur les crimes et la corruption – une réaction d’une toute autre ampleur était attendue de la part des Européens.

L’Union européenne est fortement  interpelée comme toute la communauté internationale.

Plus que l’assassinat, c’est celui de l’absence de réactions appropriées de l’Europe qui constitue notre réaction. Alors que chacun sait que 90% des meurtres de journalistes ont lieu dans des pays fortement marqués par la corruption. La toute première information qui a circulé après l’annonce du meurtre est d’évoquer que le journaliste abattu avait beaucoup d’ennemis et travaillait sur des soupçons de fraude en rapport avec les fonds structurels européens, fraude organisée par la mafia italienne. La tribune de Genève révèle le titre de l’article que Jan Kuciak préparait : « la mafia en Slovaquie, ses lutins s’étendent à la politique ». Dans le même temps un journaliste sur Europe 1 explique que « les centaines de clan de la mafia calabraise gagnent du terrain en Europe, à l’est notamment ». Sonia Alfano avait tiré le signal d’alarme quelques années plus tôt dans son rapport au Parlement européen. Le Courrier international et la Croix nous disent aujourd’hui que « le journaliste s’était fait beaucoup d’ennemis car il s’intéressait aux pratiques délictueuses. Les enquêtes qu’il menait ont compromis différentes personnalités du monde  politiques et des affaires, souvent proches de la direction sociale-démocrate, Smer-sd, du premier ministre, Robert Fico».

Il s’agit d’une attaque sans précédent contre la liberté de la presse et la démocratie. Il ne s’agit plus d’intimider, voire de menacer, mais de tuer. La Croix, à juste titre, s’inquiète : « dans les pays européens gangrénés par la corruption, tuer un journaliste gênant devient une option, quand les menaces ne suffisent plus ».

Le Parlement européen aurait pu revisiter les conclusions du rapport sur les mafias de la députée européenne Sonia Alfano, rapport déjà vieux de plus de 4 ans. L’adoption du rapport et la constitution d’une commission temporaire (Crim) avaient pourtant suscité beaucoup d’espoir comme en témoignent quelques titres relevés dans la presse : « la mafia envahit le marché de l’environnement » ; « l’Europe s’attaque aux mafias » ; « le Parlement européen crée enfin une commission a hoc » ; « mafias et Parlement européen » ; « C’est la guerre ! Il était temps ! Les mafias sont entrées dans les instances européennes » ; « Le Parlement européen entre en guerre contre la mafia » signale le journal  le Monde, « Mafia et criminalité transnationale » ; « La mission normative de la « Crim » ». Le 2 mai 2011, Eu-logos écrivait dans son compte-rendu de l’audition du Parlement européen : «le crime organisé représente le plus grand obstacle à la réalisation d’un espace commun européen de liberté, de sécurité et de justice »! Depuis le rapport Alfano et la constitution de la Commission Crim, qu’a-t-on fait ? Ce sont des négligences de ce type qui éloignent les citoyens de l’Europe plus que ne le feraient eurosceptiques et populistes réunis qui y trouvent toujours un renfort précieux à leurs propos. Dans cette lutte, l’appui du citoyen est acquis d’avance comme en a témoigné le journal le Taurillon, « le Magazine euro-citoyen » dans les nombreux articles qu’il a consacrés au rapport Alfano et à ses suites.

Malgré tout, l’enquête sur la mort du journaliste avance. AfP/Ouest-France nous apprennent que la police locale a procédé à l’interpellation de plusieurs hommes d’affaires relâchés au bout de quelques jours. Des noms sont cités, nommés par la presse, des pièces à conviction sont saisies. Un nom est mis en avant, celui d’Antonino Vadala. Jan Kuciak disait: « la ‘Ndrangheta est capable de faire ces choses la. Elle est enracinée pas seulement dans toute l’Italie mais aussi dans les pays européens comme l’Allemagne, la Suisse et aussi l’Europe de l’Est outre la Slovaquie. La ‘Ndrangheta  est entrain de s’étendre vers l’Est. Elle va là où il y a du pouvoir, de l’argent à gérer, des opportunités à saisir ».

L’annonce de l’assassinat a créé une onde de choc et a soulevé à nouveau la question de la corruption omniprésente en Europe d’où les manifestations nombreuses et suivies ( 25 000 personnes à Bratislava contre le gouvernement « de gauche » de Robert Fico). Jan Kuciak avait déjà évoqué des fraudes fiscales en liaison avec des hommes d’affaires italiens dont certains proches de l’entourage de Robert Fico. Le procureur italien de Cantazaro. Nicola Gratteri a déclaré « deux personnes proches d’un homme arrivé en Slovaquie alors qu’ils étaient  accusés dans une affaire de mafia en Italie, ont un accès au Premier Ministre de façon quasi  quotidienne (…). Les italiens liés à la mafia ont trouvé un second foyer en Slovaquie, ils  ont commencé à faire des affaires, recevoir des subventions, collecter des fonds européens, mais surtout ils ont établi des relations avec des personnalités politiques influentes jusqu’au gouvernement slovaque ». Une conseillère proche du premier ministre et d’autres personnalités ont annoncé qu’ils quittaient leur poste le temps de l’enquête. Le ministre de la culture a démissionné en déclarant qu’après ce meurtre, il ne pouvait plus s’imaginer « assis calmement dans le fauteuil de ministre ». L’opposition a aussi réclamé des démissions. Or il faut le rappeler, le premier ministre a fait des déclarations contre les journalistes, d’une rare violence dans la bouche d’un homme de son poste :  « simples hyènes idiotes » ou « sales prostituées anti-Slovaques ». Il était grand temps pour lui qu’il rencontre les responsables des principaux médias pour leur assurer « que la protection de la liberté d’expression et la sécurité des journalistes était une priorité ». Tout le monde a entendu son offre d’une prime d’un million d’euros pour toute information sur le crime. Ces propos bien tardifs : seront-ils suffisants pour ramener un peu de calme ?

Voici une bref présentation du climat général régnant en Slovaquie. Il est à espérer que l’onde de choc produite fera de cet assassinat autre chose qu’un simple fait divers dramatique. Ici, c’est toute la communauté internationale qui est vigoureusement interpellée. Personne ne peut se déclarer à l’abri. Le premier à réagir fut l’OSCE : Harlem Desir le représentant pour la liberté de la presse et des médias a rencontré Robert Fico le premier ministre ainsi que Robert Kalinak son ministre de l’intérieur, en présence de Christophe Deloire, président de Reporters sans Frontières. C’est une affaire d’une très grande gravité et Harlem Désir une enquête complète et transparente. Il demande que tous les membres de l’OSCE apportent leur assistance dans l’enquête. Tous les moyens doivent être mobilisés.

Il serait trop facile de faire retomber toutes les responsabilités sur les seules autorités slovaques, en n’ayant rien fait depuis le rapport de Sonia Alfano sur les mafias. Du fait de son abstention persistante,  l’UE a désormais un peu du sang de Jan Kuciak sur les mains. Le Parlement européen semble faire preuve d’une certaine réactivité : création d’une commission d’enquête et l’envoi d’une délégation sur le terrain. Cette décision a été prise par la conférence des présidents des groupes politiques. La délégation pourrait être composée d’un membre de chaque groupe politique, issu des commissions libertés civiles et contrôle budgétaire . La visite pourrait commencer le 7 mars et durer quelques jours. Espérons, qu’à la différence du rapport Alfano et la commission Crim, que ce n’est qu’un bref feu de paille sans lendemain. Le pays connait une crise de confiance profonde et une crise politique sans issue  qui a coupé en deux l’exécutif slovaque. Le Président Andrej Kiska appelle soit à un remaniement en profondeur du gouvernement, soit à des élections anticipées, propositions aussitôt rejetées par Robert Fico.

Cet assassinat a suscité une émotion considérable dans le monde des médias et tout particulièrement chez les journalistes. Ils viennent d’écrire à la Commission européenne afin qu’elle prenne le leadership dans la lutte contre l’assassinat de journalistes. Tous les cinq jours, avancent-ils, dans le monde, un journaliste est assassiné en toute impunité. Ces représailles contre les journalistes sont inadmissibles et nos sociétés ne peuvent prospérer si nos journalistes sont condamnés au silence.

 

Henri-Pierre Legros

Pour en savoir plus

Rapport Alfano http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-//EP//NONSGML+REPORT+A7-2011-0333+0+DOC+PDF+V0//FR

Eulogos :la lutte anti mafia à l’ordre du jour du Parlement européen https://eulogos.blogactiv.eu/2011/05/25/la-lutte-anti-mafia-a-l%E2%80%99ordre-du-jour-au-parlement-europeen-la-mafia-un-phenomene-unique-en-europe/

Assassinat de jan Kuciak, plusieurs italiens arrêtés https://www.ouest-france.fr/europe/slovaquie/slovaquie-assassinat-du-journaliste-jan-kuciak-plusieurs-italiens-arretes-5597090

OSCE : meurtre du journaliste Jan Kuciak, déclaration de Harlem Désir représentant de l’OSCE pour la liberté de la presse https://www.osce.org/representative-on-freedom-of-media/374116

 

 

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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