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Les atteintes à l’État de droit en Pologne

Après une présentation conceptuelle et juridique de l’État de droit dans un précédent article, nous nous attèlerons à évoquer des cas concrets d’atteinte à l’État de droit au sein de l’Union européenne (UE). Posant cet objectif, il est évident que le cas de la Pologne doit être abordé. Il fera l’objet de ce nouvel article. 

Depuis l’élection de M. Andrzej Duda à la présidence de la République le 6 août 2015, l’État de droit est menacé en Pologne. Le parti Droit et Justice (le PiS), dont est issu Duda, a pour objectif de reprendre le contrôle sur le pouvoir judiciaire en adoptant des lois permettant de « museler » (1) ce dernier. Afin de comprendre la logique, ou du moins de comprendre la perspective du Gouvernement polonais, il faut s’intéresser à l’héritage soviétique dans l’histoire polonaise. 

« Lex telefonica » ou la justice par téléphone. Cette pratique a longuement été la norme en Pologne, notamment lorsqu’elle appartenait au bloc soviétique. En effet, les verdicts étaient généralement dictés par téléphone par un apparatchik au siège du Parti. Adam Bodnar, le Défenseur des droits civiques (2) en Pologne depuis 2015, considère que le projet du PiS a sensiblement le même objectif que la « Lex telefonica ». L’ensemble des projets de loi et des réformes lancés depuis l’élection de Duda semble confirmer cette analyse. Pour autant, le Gouvernement polonais se défend en expliquant que la réforme de la justice a pour objectif de mettre fin à la corruption et d’en finir avec l’héritage soviétique. La première réforme a eu lieu en 2015 et concernait le Tribunal constitutionnel. A partir de 2017, et ce malgré les oppositions européennes, les protestations dans la société civile et de la part des juges, le PiS entame une réforme profonde du système judiciaire polonais, allant de l’avancement du départ à la retraite au musellement pur et simple des juges, en passant par la nomination discrétionnaire des juges de la Cour suprême. Ces atteintes répétées à l’État de droit ont été condamnées à chaque fois par les institutions européennes. Elles constituent une violation de l’article 2 du Traité de l’Union européenne (TUE), en ce sens qu’elles vont à l’encontre des valeurs communautaires, mais elles malmènent aussi l’ensemble de la dynamique européenne, en remettant en question le principe de confiance mutuelle (3). Dans le présent article, nous nous intéresserons aux lois passées par le Gouvernement polonais, afin de comprendre en quoi elles constituent une atteinte à l’État de droit, puis nous aborderons la réponse de l’Union à ces atteintes.

La réforme de décembre 2015

Après avoir remporté les élections législatives du 25 octobre 2015, le PiS devient le parti majoritaire à la Diète (4) et entame la réforme de la justice, annoncée dans son programme politique. Alors que cinq nouveaux juges viennent d’être élus par l’ancienne Diète le 8 octobre 2015 pour siéger au Tribunal constitutionnel, Andrzej Duda refuse de les assermenter. La loi sur le Tribunal constitutionnel est alors modifiée, afin de pallier ce conflit. Celle-ci prévoyait une nouvelle élection des juges, l’introduction d’une limite de temps quant à la durée des fonctions du président et du vice-président du Tribunal constitutionnel, ainsi que la fin des fonctions des actuels président et vice-présidents. Elle est adoptée rapidement par la Diète, mais le Tribunal constitutionnel rend un avis dans lequel il déclare cette loi inconstitutionnelle. Le Gouvernement refuse de publier cet avis au Journal officiel. S’engage alors un bras de fer entre le pouvoir exécutif et le pouvoir judiciaire. Cette première bataille se soldera par la prise de contrôle du pouvoir exécutif sur le Tribunal constitutionnel, puisque le PiS a pu nommer des juges qui lui étaient favorables. 

Pour saisir l’enjeu que représentait cette mainmise sur le Tribunal constitutionnel polonais, il est nécessaire de comprendre son rôle. Il statue sur la conformité des lois et des traités au regard de la Constitution, la conformité des lois aux traités ratifiés – comme les traités relatifs à l’Union européenne -, dont la ratification exige l’autorisation préalable d’une loi, et il vérifie aussi la conformité des objectifs ou de l’activité des partis politiques au regard de la Constitution. Ainsi, le Tribunal constitutionnel polonais est une instance qui a la possibilité d’exercer des renvois préjudiciels, au même titre que les autres cours constitutionnelles européennes. Sa mission première est donc de garantir la démocratie. 

Or, le fait que les juges soient des alliés du parti au pouvoir présente de sérieuses conséquences pour la démocratie. En effet, si le Gouvernement polonais décidait de passer une loi qualifiable d’inconstitutionnelle, les juges du Tribunal Constitutionnel pourraient ne pas s’y opposer. La subordination de cette instance au pouvoir exécutif porte atteinte à l’indépendance et à l’impartialité des juges. Or, le respect de ces deux qualités est inhérent au respect de l’État de droit. Il y a donc atteinte à l’État de droit.  De surcroit, le pouvoir exécutif dispose d’un pouvoir arbitraire dans l’établissement des lois, ce qui va à l’encontre de deux autres composantes de l’État de droit : l’interdiction de l’arbitraire et le principe de légalité des lois. Par cette simple réforme, le Gouvernement polonais entame une remise en cause profonde du système judiciaire et viole l’État de droit. 

La réponse de l’UE est intervenue en janvier 2016. Pour la première fois, l’Union a déclenché la procédure du Nouveau cadre pour renforcer l’État de droit.(5) Certains groupes politiques au Parlement européen (le Parlement) ont demandé à la Commission européenne (la Commission) d’engager la procédure de l’article 7 TUE. Mais la Commission a préféré utiliser la procédure du Nouveau cadre. S’est alors enclenché un dialogue entre la Commission et la Pologne. En juillet 2016, le Parlement polonais a amorcé une diminution des restrictions concernant le Tribunal constitutionnel. Cependant, la Commission de Venise (6) a considéré que cette mesure était insuffisante et a ainsi dégagé les sept composantes de l’État de droit : la légalité de la loi, le principe de sécurité juridique, l’égalité devant la loi, l’interdiction de l’arbitraire, l’indépendance et l’impartialité des juges, le droit d’accès au juge et le respect des droits fondamentaux.(7)

Bien qu’il y ait eu un désamorçage de la situation, la volonté du Gouvernement polonais reste la même, comme le démontre la nomination de la juge Julia Przylebska, juge affiliée au PiS, comme présidente du Tribunal constitutionnel. Les atteintes à l’État de droit se sont accélérées à partir de 2017. 

Les réformes de 2017

Début 2017, un projet de loi a été déposé par Jaroslaw Kaczyński, le président du PiS, concernant la Cour Suprême, le Conseil national de la Magistrature (le KRS) et les juridictions de droit commun. Ce projet de loi permettait le remaniement de ces juridictions, notamment au niveau des présidents des différentes cours. Il est adopté par le Parlement le 12 juillet 2017. Face aux manifestations de la société civile polonaise et européenne et les menaces des institutions de l’UE, le président Duda a posé son veto sur ce projet de loi, mais uniquement sur les parties concernant la Cour Suprême et le KRS, le 24 juillet 2017.

La réforme concernant les juridictions de droit commun

La loi portant sur les juridictions de droit commun est définitivement adoptée le 28 juillet 2017. Elle abaisse l’âge de départ à la retraite des magistrats des juridictions de droit commun et des procureurs. De plus, cette réforme comportait des mesures discriminatoires, puisque les hommes pouvaient partir à la retraite à partir de 65 ans, et les femmes à partir de 60 ans, alors que l’âge initial de départ à la retraite était à 70 ans. De surcroit, elle donnait au Ministre de la Justice la possibilité de prolonger le mandat d’un juge ayant atteint l’âge de la retraite. 

Cette loi comporte une violation à la fois de l’État de droit et du droit de l’Union. En effet, le droit communautaire protège expressément le principe de non-discrimination en fonction de l’âge et en fonction du sexe, que ce soit dans le droit primaire(8) ou à travers le droit dérivé.(9) De plus, ce principe d’égalité de traitement, qui est le corollaire de l’interdiction de discrimination, a été élevé au rang de principe général du droit communautaire(10) par la Cour de Justice de l’Union européenne (la Cour) à de nombreuses reprises(11). De surcroit, le fait que le ministre de la Justice puisse prolonger le mandat d’un juge ayant atteint l’âge de départ à la retraite semble aller à l’encontre du principe d’inamovibilité des juges, et donc du principe d’indépendance et d’impartialité des juges. Dans la loi du 28 juillet 2017, les modalités de prolongement du mandat du juge étaient vagues, laissant ainsi un véritable pouvoir discrétionnaire au ministre de la Justice pour accepter ou non la prolongation d’un juge. Or, l’ambition affichée du PiS étant de contrôler le pouvoir judiciaire, il apparait de manière assez claire que les juges qui pourraient être prolongés seraient ceux qui auront fait preuve de loyauté envers le parti. Les magistrats sont ainsi exposés à des pressions extérieures de la part du pouvoir exécutif, ce qui correspond à un exercice arbitraire du pouvoir par l’exécutif, et par conséquent à une violation de l’État de droit. Par ailleurs, le droit de recours, autre composante de l’État de droit, se voit bafouer, puisque le fait que la décision soit prise de manière discrétionnaire par le ministre de la Justice ne permet pas d’engager un recours contre cette décision. 

L’Union européenne a réagi promptement à cette violation de l’État de droit. La Commission européenne a lancé la procédure du Nouveau cadre pour l’État de droit, le 28 juillet 2017, laissant un mois à la Pologne pour rectifier le tir. Cette recommandation de la Commission est la troisième depuis l’élection du président Duda. Le bras de fer est alors engagé entre l’Union et la Pologne. Jaroslaw Kaczyński, « l’homme fort de la Pologne »(12), a affiché sa volonté de poursuivre la réforme globale du système judiciaire polonais, et ce, malgré les vetos du président Duda et les menaces de la Commission. 

La réforme de la Cour Suprême et du Conseil national de la Magistrature (KRS)

Le 15 décembre 2017, le Sénat polonais adopte la loi sur la Cour suprême et le KRS. Cette réforme comprenait l’abaissement de l’âge de départ à la retraite pour les juges de la Cour suprême et une modification du mode de nomination, que ce soit pour les juges ou pour les membres du Conseil de la Magistrature. L’adoption d’une telle loi a entrainé une énième recommandation de la part de la Commission, qui, cette fois, a demandé au Conseil de l’Union d’engager la procédure de l’article 7 paragraphe 1 TUE, considérant qu’au vu des recommandations précédentes et de l’obstination de la Pologne, il existait un risque clair de violation grave de l’État de droit. Malgré cette levée d’armes de la part de l’Union, la Pologne entérine cette réforme et la poursuit en 2018. Alors que l’âge de départ à la retraite des juges était fixé à 70 ans, la réforme l’abaisse à 65 ans, sans instaurer de mesure transitoire, mettant ainsi certains juges de la Cour suprême à la retraite de manière quasi immédiate. Toutefois, la loi prévoyait la possibilité de demander à être prolongé, sur présentation d’une lettre de motivation et d’un certificat médical. Une fois ces documents fournis, le KRS formulait un avis non-contraignant et qui n’avait pas à être motivé. Puis, le choix final revenait au président de la République, sans obligation de motivation. Ainsi, en l’absence de motivation, il était impossible d’exercer un recours contre l’avis du président ou du KRS. De surcroit, le président avait la possibilité d’augmenter le nombre de juges de la Cour suprême, sans avoir à justifier son choix.  Par conséquent, il était possible pour l’exécutif de mettre à la retraite, de manière discrétionnaire, des juges qui lui étaient opposés ; de prolonger le mandat de ceux qui allaient dans son sens ; mais aussi de mettre en minorité les juges de la Cour suprême qui n’étaient pas des alliés du PiS, en augmentant tout simplement le nombre de juges. 

Cette loi constitue une véritable violation de l’État de droit. De plus, les juges de la Cour suprême sont les juges de dernière instance, qui se prononcent notamment sur la conformité du droit polonais au droit européen. Nous retrouvons ici une logique tout à fait similaire à celle de la réforme de 2017 pour les juridictions de droit commun. Le fait que le président puisse de manière discrétionnaire refuser ou accepter de prolonger le mandat d’un juge soumet le juge à une pression extérieure, puisque, pour continuer d’exercer, il devra se plier à la volonté de l’exécutif, ou tout du moins être dans ses bonnes grâces. Le juge ne peut donc plus être considéré comme indépendant et impartial. Ses décisions ne pourront plus être considérées comme justes aux yeux de la société civile. C’est d’ailleurs pourquoi la population polonaise a manifesté contre cette loi, au sens qu’elle portait atteinte à la théorie de l’apparence. En effet, comment croire qu’une décision est juste, si des pressions peuvent avoir été exercées sur le juge ? Ainsi, une fois encore l’État de droit est violé par le Gouvernement de Duda. Une nouvelle bataille s’engage alors entre l’Union européenne et la Pologne, et celle-ci ne semble pas prête de plier. 

Le 2 octobre 2018, la Commission décide de saisir la Cour de Justice de l’Union européenne (CJUE) d’un recours en manquement.(13) En parallèle, la Cour a été saisie d’une demande en référé afin de prononcer des mesures provisoires, à effet immédiat, pour éviter que les juges ne soient mis à la retraite avant la fin de la procédure en manquement, c’est-à-dire avant que la Cour n’ait rendu sa décision finale. La vice-présidente de la CJUE va rendre une première ordonnance le 19 octobre 2018 (14) , alors que la Pologne n’a pas présenté ses observations au regard de la demande de référé. Dans cette ordonnance, la Cour va faire droit à la demande de la Commission, en posant les mesures provisoires suivantes : suspendre l’application des dispositions litigieuses de la loi polonaise sur la Cour suprême ; prendre toute mesure nécessaire pour que les juges concernés continuent de bénéficier de la même position, à la même place et dans les mêmes conditions ; s’abstenir de nommer des nouveaux juges ; et communiquer à la Commission dans un délai d’un mois toutes les mesures adoptées pour se conformer à l’ordonnance. La CJUE va par la suite se prononcer sur une demande de procédure accélérée, formulée par la Commission (15) . Le président de la Cour va accéder à cette demande dans une ordonnance du 15 novembre 2018 (16). Les mesures provisoires prononcées par la Cour vont être entérinées dans l’ordonnance du 17 décembre 2018. La Cour va reprendre l’ensemble des éléments de l’affaire Commission contre Pologne, en partant des faits. Douze juges ont demandé leur prolongation. Le Conseil de la magistrature a donné cinq avis positifs et sept négatifs, dont deux concernant des présidents de chambre. Les mesures provisoires ont permis de réintégrer l’ensemble des 27 juges touchés par la réforme. La CJUE va alors vérifier que l’octroi des mesures provisoires était justifié, du moins en apparence. C’est la condition de fumus boni juris. Selon la Cour, les mesures provisoires n’étaient pas dénuées de fondements puisque l’avancement de l’âge de départ à la retraite constitue une atteinte au principe d’inamovibilité des juges, et que l’indépendance de ces derniers est fragilisée par la possibilité pour le président Duda de les prolonger sans avoir à motiver son choix. De surcroit, la Cour rappelle que le droit à une protection juridictionnelle effective, qui est assuré notamment par la possibilité d’exercer un recours contre toute décision prise par les autorités(17), est protégé par les articles 19, paragraphe 1, alinéa 2, TFUE et 47 de la Charte des droits fondamentaux de l’UE (la Charte). Ainsi, non seulement la Pologne porte atteinte à l’État de droit, mais elle viole aussi le droit communautaire, mettant ainsi à mal le principe de confiance mutuelle. La Cour fait alors référence à l’arrêt LM (18), pour démontrer que l’indépendance des juges est primordiale dans le système communautaire. Par conséquent, elle va conclure que la condition de fumus boni juris est remplie.  Elle va, par la suite, évaluer si l’octroi de mesures provisoires revêtait un caractère urgent, eu égard à l’existence d’un préjudice grave et irréparable. Elle va considérer qu’à partir du moment où il y a un degré suffisant de probabilité que le préjudice soit grave et irréparable, l’octroi des mesures provisoire en urgence est conforme. En l’espèce, elle va rappeler à nouveau que l’indépendance des juges est nécessaire sur deux plans. Le respect de cette indépendance est essentiel au bon fonctionnement du renvoi préjudiciel, mais aussi dans le cadre de la coopération judiciaire, civile et pénale, sur le fondement du principe de confiance mutuelle. Ainsi, il y a un risque de préjudice grave et irréparable envers les objectifs de l’Union, au sens que les arrêts de la Cour suprême ont autorité de chose jugée, impliquant ainsi des effets irréversibles au regard du droit de l’Union. La Cour vient par la suite déterminer si la sauvegarde du droit de l’Union doit prévaloir sur les intérêts nationaux. Elle va conclure que le bon fonctionnement de l’ordre juridique de l’Union risque d’être atteint de préjudices graves et irréparables, si les mesures n’étaient pas accordées. 

L’arrêt Commission contre Pologne du 15 décembre 2018 reprend les décisions précédentes pour mieux les entériner, donnant ainsi raison à la Commission. La Pologne se voit contrainte à plier face aux institutions européennes. La réforme est ainsi mise en suspens dans l’attente de la décision sur le recours en manquement de la part de la CJUE. 

Commission contre Pologne, suite et fin ?

La Grande Chambre de la Cour de Justice de l’Union européenne rendra par la suite deux décisions en 2019, l’une sur la réforme de la Cour suprême, l’autre sur la réforme des juridictions de droit commun.  

Sur l’indépendance de la Cour suprême

Dans un arrêt du 24 juin 2019 (19), la Grande Chambre de la Cour va statuer définitivement sur le recours en manquement initié par la Commission européenne. Elle commence sa réflexion en rappelant que, malgré la remise à l’état initial par la Pologne du système de la Cour suprême, l’existence du manquement est appréciée en fonction de la situation de l’État membre au terme du délai fixé par la Commission. La Cour soulève deux griefs, le premier sur l’abaissement de l’âge de départ à la retraite, le second sur le pouvoir discrétionnaire du président polonais. 

Quant à la modification de l’âge de départ à la retraite, la Cour va apprécier la situation sur la base de l’article 19, paragraphe 1, du TFUE et de l’article 47 de la Charte. Sur ce premier grief, la Pologne et la Hongrie, qui a demandé à être partie prenante à cette affaire, considèrent que l’Union n’a pas à s’immiscer dans l’organisation du système juridictionnel national.  La Cour admet que l’organisation de la justice est une prérogative nationale. Toutefois, au vu des conséquences de cette réforme sur l’effectivité du principe de confiance mutuelle, la Cour va se baser sur les valeurs de l’Union pour apprécier la réforme polonaise. L’article 19 TFUE est considéré par la Cour comme une consécration de l’État de droit, au sens qu’il vient instaurer une obligation pour les États membres d’établir des voies de recours internes pour une protection juridictionnelle effective. En effet, comme rappelé précédemment, l’Union est une union de droit (20) à partir du moment où les justiciables peuvent contester en justice la légalité de tout acte national relatif à « tous les domaines couverts par le droit de l’Union »(21). En s’appuyant sur l’article 47 de la Charte, la Cour rappelle que l’indépendance des juridictions est essentielle au droit au recours effectif. Pour ce faire, elle se réfère à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme (CEDH) concernant les articles 6 et 13 de la Convention européenne des droits de l’Homme (la Convention)(22). La Cour va considérer ainsi que l’indépendance des juges comprend deux composantes, l’une interne, l’autre externe. L’indépendance externe signifie que la juridiction exerce ses compétences en toute autonomie et sans lien hiérarchique ou de subordination. L’indépendance interne est rattachable à la notion d’impartialité. 

Partant de l’ensemble de ces éléments, la Cour va conclure que l’inamovibilité des juges de la Cour Suprême est une garantie de l’indépendance de ces derniers. Ainsi, la mesure d’abaissement de l’âge de départ à la retraite est contraire à ce principe. Cette mesure est donc contraire au droit de l’Union. 

Concernant le pouvoir discrétionnaire du président de la République, la Cour va rappeler que l’organisation du système judiciaire, notamment le prolongement des fonctions judiciaires au-delà de l’âge légal, est bien une prérogative des États membres. Toutefois, ce processus ne doit pas mettre à mal l’indépendance des juges. Or, comme il a été exposé précédemment, l’absence de motivation et le fait que la décision revienne uniquement au président, sans recours possible, sont contraires au principe d’indépendance des juridictions. La Cour va considérer que la Pologne a manqué à ses obligations. 

Cette décision sonne le glas pour la réforme de la Cour suprême polonaise. L’Union s’est positionnée en défenseuse de l’État de droit et de ses valeurs. La Hongrie, partie prenante de l’affaire, a dû elle aussi supporter les coûts de cette décision. 

Sur l’indépendance des juridictions de droit commun

Dans l’arrêt du 5 novembre 2019 (23), la Grande Chambre de la Cour a considéré qu’il y avait bien violation du droit de l’Union en général, et de l’État de droit en particulier. Son raisonnement va être le même que pour la Cour Suprême, en expliquant que l’abaissement de l’âge de départ à la retraite et le choix discrétionnaire du ministre de la Justice de prolonger les fonctions de juges mettent à mal l’indépendance de ces derniers. De surcroit, elle va considérer qu’il y a violation du principe de non-discrimination entre les hommes et les femmes, puisque l’âge de départ à la retraite des femmes est abaissé de 10 ans pour les femmes et 5 ans pour les hommes. 

A nouveau, la Pologne est condamnée, interrompant ainsi son projet de réforme judiciaire. Il serait aisé de considérer que l’Union a gagné la bataille de l’État de droit, puisque les projets de réforme de 2017 sont tous deux entérinés. Cependant, le Gouvernement polonais a décidé de continuer la réforme de son organisation judiciaire par d’autres moyens. 

La création d’une nouvelle chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême polonaise

Afin de remédier aux problèmes d’indépendance des juges soulevés par la Commission européenne, le Gouvernement polonais a créé une chambre disciplinaire au sein de la Cour suprême, qui a pour objectif de vérifier l’indépendance de ces derniers. Une nouvelle fois, se pose la question de l’indépendance, mais cette fois-ci, elle concerne la chambre disciplinaire elle-même.(24)

La nouvelle chambre disciplinaire a été instituée par la loi de 2017 sur la Cour suprême. Toutefois, elle n’a été établie que le 3 juillet 2018. Les juges de la Cour suprême ont considéré que cette nouvelle chambre a été créée afin de faire taire les juges trop critiques à l’égard du pouvoir exécutif et des réformes judiciaires. En effet, les juges faisant l’objet d’une procédure disciplinaire devaient être renvoyés devant cette chambre, qui avait le pouvoir de les suspendre, voire même de les limoger. Il pourrait sembler tout à fait logique qu’une telle chambre disciplinaire existe, comme c’est le cas en France, où le Conseil supérieur de la magistrature français statue sur les procédures disciplinaires. En Pologne, le KRS prend lui aussi part à la procédure, puisqu’il désigne les dix juges siégeant dans cette nouvelle chambre disciplinaire. Cependant, le KRS ne peut être qualifié d’indépendant, selon les juges de la Cour suprême, puisque, depuis l’arrivée au pouvoir de Duda, 23 de ses 25 membres sont plus ou moins directement liés au PiS.(25) Trois juges de la Cour suprême vont être poursuivis par cette chambre disciplinaire. Ils vont alors former un recours devant la Cour suprême, qui va appeler la CJUE à la rescousse, par un renvoi préjudiciel. (26)

Ainsi, la Cour suprême va alors demander à la CJUE si, malgré les règles de droit national qui attribuent le litige à la Chambre disciplinaire, celui-ci ne devrait pas être tranché par elle, au vu des doutes quant à l’indépendance de la Chambre disciplinaire. La CJUE va se saisir de l’affaire et la mettre en exergue avec la protection du droit de l’Union et de l’État de droit. Son raisonnement va se fonder sur l’article 19, paragraphe 1, TFUE et l’article 47 de la Charte, comme pour les affaires précédentes. Elle rappelle que la Cour suprême est une des instances du système judiciaire polonais qui peut formuler des demandes de renvoi préjudiciel pour vérifier la bonne application des normes du droit communautaire. En effet, il n’est pas possible, selon elle, que des litiges concernant l’application du droit de l’UE puissent relever de la compétence d’une instance qui ne constitue pas un tribunal indépendant et impartial. Or, si les juges de la Cour suprême s’exposaient au risque d’être poursuivis devant la Chambre disciplinaire, alors qu’ils vérifient que le droit national est conforme au droit de l’Union, ceux-ci seraient peut-être peu enclins à aller à l’encontre du droit national. La Cour suprême ne serait donc plus un tribunal indépendant et impartial. La CJUE donne alors des éléments pour évaluer si la Chambre disciplinaire présente des garanties d’indépendance suffisantes. Tout d’abord, il faut s’intéresser aux conditions de création de l’instance, puis à ses caractéristiques et enfin à la nomination de ses membres. Concernant la nomination des membres, elle va considérer qu’il est nécessaire de vérifier si ce mode de nomination est de nature à créer des doutes légitimes dans l’esprit des justiciables quant à l’imperméabilité de cette instance à l’égard des éléments extérieurs, en particulier l’influence directe ou indirecte des pouvoirs législatifs et exécutifs, garanties de neutralité. 

Sur la base de ces éléments, la Cour suprême va considérer que la Chambre disciplinaire n’est pas un tribunal indépendant et impartial et qu’ainsi, il lui revient de trancher les litiges disciplinaires concernant ses propres juges. La CJUE a ainsi donné les armes nécessaires à la Cour suprême pour se défendre. 

Cependant, le Gouvernement polonais n’a pas supprimé la Chambre disciplinaire. Celle-ci est toujours en activité. Aussi, la Commission a initié une procédure de recours en manquement contre la Pologne le 23 janvier 2020 à ce sujet. Le 8 avril 2020, la CJUE a rendu une ordonnance (27) dans laquelle elle fait droit à la demande de mesures provisoires de la Commission. 

La nouvelle réforme muselière du Gouvernement polonais – La Pologne ne lâche pas les armes

Dans cette énième réforme de la justice, le PiS affiche de plus en plus sa volonté de réinstaurer la Lex telefonica. L’objectif de cette réforme est d’interdire à tout magistrat tout acte à caractère politique, d’adopter des résolutions exprimant une hostilité envers d’autres autorités de la République et des organes constitutionnels, voire de formuler des critiques à l’égard des principes du système politique national. Les juges devront déclarer leur appartenance à des associations, des partis politiques, des sites internet ainsi que leurs comptes sur les réseaux sociaux … Le PiS se défend en indiquant que cette loi vise à combattre la corruption et les séquelles du communisme. Mais l’opposition considère que cette loi n’a pour objectif que de museler les magistrats trop critiques. 

Cette loi a été adoptée le 23 janvier 2020 par la Diète, puis promulguée par le président polonais le 4 février. Les institutions européennes avaient pourtant exprimé leur opposition à ce projet. Mais il semblerait que la Pologne choisisse de s’orienter vers un « Polexit juridique » (allusion au « Brexit »), selon Adam Bodnar, le défenseur des droits civiques polonais. Cette réforme a indigné la société civile polonaise et de nombreuses associations sur place. Cependant, le PiS vise ici un point sensible. En effet, les magistrats sont vus comme une classe élitiste et paresseuse qui se soucie peu du peuple. 

En jouant sur cette vision, Duda souhaite se faire réélire. Les élections auront lieu le 10 mai en Pologne, par correspondance, en conformité avec la loi sur l’état d’urgence adoptée le 9 avril 2020. Cette élection par correspondance apparait tout à fait contraire au droit de l’Union, venant ainsi alourdir le contentieux entre la Pologne et l’Union. Début 2020(28), le Parlement européen a constaté que la situation s’était détériorée en Pologne depuis le déclenchement de l’article 7 paragraphe 1, et que le mécanisme n’était pas efficace. Le Parlement avait déjà demandé préalablement que des sanctions financières soient mises en place contre les pays violant l’État de droit (29). La Commission avait repris ce projet dans une communication sur l’État de droit du 17 juillet 2019 (30) . Le début de l’année 2020 a été marqué par des discussions houleuses concernant l’adoption du budget européen pour 2021-2027. Il a été alors question de mettre en place des sanctions financières envers les pays ne respectant pas l’État de droit. La Hongrie et la Pologne se sont opposées à de telles mesures. Le budget n’a pas été voté pour l’instant, puisque la crise du Covid-19 a eu pour effet de suspendre les négociations et a conduit l’Union à adopter un plan de crise. Cependant, il apparait de manière assez évidente que la question sera amenée à être posée à nouveau.

 La « guerre » entre la Pologne et l’Union européenne est ainsi loin d’être terminée. 

Clara Naouri


1 L’opposition polonaise a qualifié de « muselière » la dernière loi promulguée par le président Duda le 4 février 2020. 

2 Le Défenseur des droits civiques est une institution nationale polonaise de défense des droits de l’homme. Il est le gardien des libertés et des droits de l’homme et du citoyen définis dans la Constitution et dans d’autres actes normatifs.

3 Voir article « Qu’est-ce que l’État de droit ? – Première partie : cadre conceptuel et juridique. » I. B. L’union autour de valeurs européennes communes

4 La Diète est le Parlement polonais. 

5 Communication de la Commission européenne au Parlement européen et au Conseil, 11 mars 2014, Un nouveau cadre de l’UE pour renforcer l’État de droit.

6 La Commission de Venise est une commission créée par le Conseil de l’Europe pour la démocratie par le droit. Elle est en charge de surveiller le respect de l’État de droit dans les États membres du Conseil de l’Europe, dont les 27 membres de l’Union font partie. 

7 Voir article « Qu’est-ce que l’État de droit ? – Première partie : cadre conceptuel et juridique. » I. A. La difficile définition de l’État de droit. 

8 En droit primaire, l’article 19 paragraphe 1 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) et l’article 157 TFUE imposent tous deux l’égalité de traitement en matière d’emploi, que ce soit en fonction de l’âge ou en fonction du sexe.

9 Ce principe est aussi protégé par la Directive 2000/78/CE du Conseil sur l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail (JOUE n° L 303 du 2.12.2000) et par la Directive 2006/54/CE du Parlement européen et du Conseil (JOUE n° L 204 du 26.7.2006) qui interdit toute discrimination homme-femme en matière d’emploi et de travail.

10 Un principe général du droit de l’Union européenne est un principe dégagé par la Cour de Justice de l’Union, dans une volonté de protéger directement les droits fondamentaux en leur conférant une valeur juridique prétorienne. 

11 CJCE, 22 novembre 2005, C144/06, Mangold ; CJUE, 19 janvier 2010, Kücükdeveci. 

12 Le Point, « Réforme judiciaire en Pologne : l’UE lance une procédure d’infraction », 29 juillet 2017

13 L’article 258 TFUE autorise le recours en manquement par la Commission européenne. 

14 CJUE, Ord., vice-présidente, 19 octobre 2018, C-619/18, Commission c. Pologne.

15 Règlement de procédure de la Cour de Justice de l’Union européenne, article 133 et Statut de la Cour, article 23 bis. 

16 CJUE, Ord., Président, 15 novembre 2018, C-619/18, Commission c. Pologne

17 CJCE, Arrêt de la Cour du 23 avril 1986, Les Verts c. Parlement, 294/83, EU:C:1986:166, point 23.

18 CJUE, 25 juillet 2018, C216/18, LM

19 CJUE, GC, 24 juin 2019, Commission c. Pologne, C-619-18

20 CJCE, Arrêt de la Cour du 23 avril 1986, Les Verts c. Parlement, 294/83, EU:C:1986:166, point 23.

21 TFUE, article 19 paragraphe 1. 

22 L’article 6 de la Convention porte sur le droit au procès équitable. L’article 13 porte sur le droit au recours effectif. 

23 CJUE, GC, 5 novembre 2019, Commission c. Pologne, C-192/18

24 Conclusions de l’Avocat Général Evgeni Tanchev, Affaires jointes C585/18, C624/18 et C625/18, du 27 juin 2019, point 5. 

25 Thomas Giraudeau, RFI, Bonjour l’Europe, « La Cour suprême polonaise ouvre une brèche dans les réformes de la justice », 6 décembre 2019. 

26 CJUE, GC, 19 novembre 2019, A.K. / Krajowa Rada Sadownictwa, affaires jointes C-585/18, C-624/18 et C-625/18

27 Ordonnance de la CJUE, C-791/19 R, Commission c. Pologne, 8 avril 2020. 

28 Communiqué de presse, Session Plénière, Commission LIBE, 16 janvier 2020, État de droit en Hongrie et Pologne : la situation s’est détériorée. 

29 Amendement par le Parlement européen, 17 janvier 2019, Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil relatif à la protection du budget de l’Union en cas de défaillance généralisée de l’état de droit dans un État membre. 

30 COM(2019) 343 final – Communication De La Commission Au Parlement Européen, Au Conseil Européen, Au Conseil, Au Comité Économique Et Social Européen Et Au Comité Des Régions, Renforcement de l’état de droit au sein de l’Union – Plan d’action. 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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