Etudes sur l’espace de la justice pénale de l’Union européenne, compte rendu des débats de la commission LIBE du Parlement européen, 10 novembre 2014.

Lors de sa réunion du 10 novembre 2014, la commission LIBE du Parlement européen a reçu deux universitaires afin d’échanger sur des études récemment publiées : le professeur Anne Weyembergh, présidente de l’Institut d’études européennes de l’Université Libre de Bruxelles, pour son étude intitulée « Etat actuel de la coopération entre les agences et perspectives pour l’avenir » ; et le professeur Paul De Hert, directeur du groupe de recherche sur les droits fondamentaux et le constitutionnalisme, directeur du département d’études pluridisciplinaires du droit, membre principal du groupe de recherche « Droit, science, technologie et société », Université Vrije, Bruxelles pour son étude intitulée « Le régime de protection des données ».

« Etat actuel de la coopération entre les agences et perspectives pour l’avenir », Anne Weyembergh

Mme Weyembergh a débuté son exposé en rappelant qu’il existait différentes agences de l’Union européenne dans le domaine de la sécurité et de la justice, avec chacune son expertise et son mandat. Elles ont un rôle fondamental en matière de lutte contre la criminalité et pour l’espace de liberté, sécurité et justice. C’est pourquoi son étude s’est portée à la fois sur Europol, l’Office européen de lutte anti-fraude (OLAF), Eurojust, le Réseau judiciaire européen (RJE), le futur parquet européen (European public prosecutor’s office, EPPO), et sur les relations entre toutes ces structures.

L’une des premières idées développées par Mme Weyembergh a été d’expliquer qu’il y avait des « zones grises » et des « chevauchements » entre les compétences des agences. Ce dernier cas exige une bonne coopération entre les agences, cependant, il y a des obstacles à cela, notamment dus aux différences entre les agences : différence de génération (certaines sont anciennes, d’autres nouvelles, tandis que l’EPPO n’existe même pas encore), de logique de fonctionnement (supranationalité et inter gouvernementalisme), de culture (policière pour Europol, administrative pour OLAF, judiciaire pour Eurojust), de structure, de ressources ou encore de budget. A cela s’ajoute d’autres facteurs de complication que sont les différences entre les systèmes pénaux des Etats membres, le fait que ces agences répondent de différentes Directions générales à la Commission, les nécessaires relations entre fonctionnaires européens et fonctionnaires nationaux et le peu de dispositions dans le règlement des agences sur les relations entre elles (les accords inter agences sont plus riches à ce titre).

L’étude se décompose en deux parties : la coopération dans la lutte contre la grande criminalité transfrontalière et la protection des intérêts financiers de l’Union.

Pour la première partie, Mme Weyembergh s’est penchée sur les relations entre Europol et Eurojust. Elles ont bien sûr des différences, d’inspiration (policière pour la première, judiciaire pour la seconde) et de ressources notamment. Mais l’auteur de l’étude a aussi parlé d’ « agences sœurs » car elles luttent ensemble contre la criminalité transnationale et car elles sont toutes deux dans une logique de fournisseurs de services (en ce sens que les autorités nationales ont toujours la main sur les enquêtes). Selon Mme Weyembergh, il y a des progrès dans les relations entre les agences mais il reste divers problèmes.

Ainsi, la coordination des autorités judiciaires est la mission d’Eurojust tandis que le même travail avec les autorités de police est la tâche impartie à Europol. Mais ce n’est pas une répartition aussi claire qu’il n’y paraît et il peut y avoir des tensions entre les agences. La flexibilité n’est toutefois pas nécessairement un problème, selon Mme Weyembergh, car elle convient bien aux autorités nationales. L’intervenante a pourtant prôné l’instauration d’une disposition dans les règlements des agences pour mieux démarquer le travail de chacune.

Les équipes d’enquêtes communes sont, en revanche, une illustration d’une coopération réussie entre les deux car elles impliquent des autorités policières et judiciaires des deux agences. Ces équipes sont aujourd’hui financées par Europol et Eurojust ce qui garantit un bon financement mais peut s’avérer problématique pour Eurojust, doté d’un budget plus faible. C’est pourquoi Mme Weyembergh a proposé de créer un bureau commun pour le financement.

L’échange d’information est un autre point central des relations entre les deux agences. Il a souvent été assez difficile à organiser car l’information est la propriété des fournisseurs, mais des progrès ont été faits pour un meilleur accès aux bases de données de l’un et de l’autre.

La deuxième partie de l’étude porte sur la protection des intérêts financiers de l’Union. Le professeur a insisté sur l’importance que sera amené à avoir l’EPPO à ce sujet, au niveau des outils qu’il apportera à l’Union mais aussi de son impact sur les agences existantes (sur ce deuxième aspect, plusieurs députés ont réagi parmi lesquels Jan Philipp Albrecht, Les Verts, Allemagne, et Monika Hohlmeier, PPE, Allemagne). Bien des aspects de cet EPPO sont encore à définir. La question du degré d’intégration de cette structure dans les systèmes nationaux a ainsi été présentée par Mme Weyembergh comme le point le plus sensible des discussions aujourd’hui. En sachant qu’il y aura obligatoirement une différence majeure par rapport à Eurojust (et c’est là toute la raison d’être du parquet) : Eurojust est une structure intergouvernementale qui apporte son concours et ses services tandis que l’EPPO serait contraignant. Une autre tendance semble se dessiner : on va vers une compétence collégiale avec un groupe de procureurs européens à la tête de ce parquet, accompagnés de procureurs délégués.

Mme Weyembergh a rappelé que le parquet était amené à se former à partir d’Eurojust ; dès lors, trois modèles sont possibles. Le premier : Eurojust se chargerait du budget de l’EPPO et l’EPPO n’aurait pas son effectif propre. Le deuxième : il y aurait deux organisations, deux budgets, deux personnels et l’EPPO pourrait utiliser les moyens d’Eurojust contre remboursement. Le troisième : il y aurait deux organisations, deux budgets, deux personnels et des services en communs (informatiques,…). A noter que des membres d’Eurojust pourraient être amenés à devenir procureurs européens en plus de leur fonction à Eurojust, ce qui ferait courir le risque de conflit d’intérêts, selon Mme Weyemberg.

Birgit Sippel (S&D, Allemagne) a affirmé ses doutes quant à la structure de l’EPPO. En effet, si l’on suit l’argument qui veut que les agences européennes ne coopèrent pas parfaitement car elles répondent de traditions et logiques différentes, les procureurs nationaux ont aussi des missions différentes selon la conception dominante de la justice pénale dans leur Etat membre ce qui compliquera leur travail au sein de l’EPPO et posera une difficulté pour délimiter les compétences du parquet. Elle s’est aussi interrogée sur la valeur ajoutée de ce parquet (pour les agences et pour les Etats membres). Mme Weyembergh a répondu qu’il était encore trop tôt pour s’avancer. Au-delà de la proposition initiale de la Commission, il y a aussi les négociations, et tant qu’on ne sait pas la forme future du parquet on ne sait rien de sa valeur ajoutée.

D’une manière générale, le succès du parquet européen supposera nécessairement une relation efficace avec les agences déjà en place. Déjà aujourd’hui les relations entre agences sont complexes, l’arrivée de l’EPPO dans ce milieu amènera encore davantage de complexité d’où la nécessité d’un texte de qualité a fait valoir Mme Weyembergh. Pour établir un lien fort entre l’EPPO et Eurojust, elle a proposé que des membres nationaux d’Eurojust deviennent les procureurs européens ou que les procureurs européens soient associés au collège d’Eurojust. Dans le même ordre d’idées, Mme Weyembergh a plaidé pour l’instauration du siège de l’EPPO à la Haye, afin qu’il puisse au mieux utiliser les bases de données d’Eurojust (qui y est déjà basé) : cela diminuerait les coûts de création du parquet (aidant ainsi à remplir l’objectif de mise en place de l’EPPO à coût zéro issu de la proposition de la Commission) et renforcerait les synergies entre les deux. Elle a, cependant, rappelé que le Conseil avait pris position en faveur d’un siège à Luxembourg pour l’EPPO, problème qu’il faudra surmonter.

L’avenir de l’OLAF est une autre question inévitablement posée par l’instauration d’un parquet européen. Alors qu’on aurait pu penser à plusieurs possibilités pour cette structure (diminution, scission, disparition), Mme Weyembergh estime (partageant ici la position clairement affirmée par la Commission européenne) qu’une partie du personnel de l’Office pourrait être transféré au parquet. Cela suscite cependant la crainte d’une mise en danger du fonctionnement de l’OLAF.

Enfin, concernant les relations entre le parquet et Europol, les avancées sont encore vagues aujourd’hui mais la question se posera tôt ou tard, a fait valoir Mme Weyembergh.

En conclusion, Mme Weyembergh a estimé que l’instauration de l’EPPO pouvait être l’occasion de faire des progrès dans la règlementation des relations entre agences, compliquées à l’heure actuelle. A ce titre, elle estime que le Parlement est bien placé car c’est la meilleure institution pour faire émerger une « logique de coopération judiciaire et policière ». Le Parlement pourrait ainsi être impliqué dans l’évaluation des relations entre agences.

« Le régime de protection des données », Paul De Hert

L’étude de M. De Hert portait sur la protection des données dans la législation de lutte contre la criminalité. La « fragmentation », l’ « éparpillement » des dispositions en la matière est la caractéristique qui a été signalée en premier par le professeur qui a parlé d’une « kyrielle d’agences avec chacune leur cadre de protection », tout en rappelant que des réformes étaient en cours.

Selon M. De Hert, l’éparpillement de la législation n’est pas un problème en lui-même en ce qu’il ne nuit pas directement à la qualité de la législation mais cela peut, en fait, poser un problème de transparence et perdre les citoyens qui sont alors confrontés à un problème d’accès à la justice. Dès lors, le véritable facteur d’urgence pour mener les réformes est ailleurs : c’est l’exigence légale d’une révision indépendante de toutes les activités de traitement des données. Or, à l’heure actuelle il manque de tels éléments de supervision extérieure dans la législation relative aux agences.

Par ailleurs, M. De Hert a demandé qu’une réflexion soit conduite sur l’échange d’informations avec les tiers. Le fait de savoir qui contrôle l’échange d’information est fondamental. Il y a donc besoin d’une réponse claire. Or, aujourd’hui, les agences font même des échanges d’informations avec des pays tiers qui n’ont pas de législation sur la protection des données (étant considéré que les législations largement répandues sur le secret professionnel ne sont pas suffisantes). Selon le professeur, cette pratique doit cesser à moins de mettre en place un contrôle sur ces transferts.

Face à ces deux problèmes, plusieurs options sont à la disposition du Parlement européen. D’abord, établir un projet de directive pour y répondre. Elle est cependant peu probable car elle pose un problème juridique dans la mesure où c’est en fait un règlement qu’il faudrait pour légiférer .

La deuxième option c’est de ne rien changer. Cela a évidemment l’avantage d’être moins compliqué et de générer un gain d’efficacité à court terme. Mais cela ignorerait les problèmes de transparence et d’absence de contrôle externe ; c’est pourquoi cette option est à écarter.

Le troisième scénario, plus probable : adopter un projet de directive où seraient inclus les chapitres sur la supervision externe. Le problème est que l’on a toujours une directive alors que c’est bien un règlement qu’il faudrait. Ainsi, l’idée pourrait être de voter une directive et de réfléchir à une révision du règlement 45/2001, qui aujourd’hui ne dit rien sur les activités de supervision. Cela créerait cependant un autre problème puisque l’on aurait deux textes et il faudrait alors savoir lequel aurait la primauté.

En conclusion, les enjeux sont de pouvoir répondre aux besoins des citoyens pour une plus grande clarté de ce paysage juridique et à l’exigence d’un contrôle indépendant, d’une supervision interne et externe.

 

Sujets abordés spécifiquement lors de la discussion avec les députés

 

– Une norme unifiée applicable à toutes les agences pour règlementer la protection des données ?

 

  1. Albrecht a rappelé que le Parlement avait proposé une norme unifiée de protection des données, pour toutes les agences de l’Union. Le Conseil n’y était pas favorable et le député a voulu connaître l’avis de M. De Hert sur ce sujet. Pour M. De Hert, ce ne serait pas une bonne chose d’avoir un seul instrument. En effet, d’après lui, à chaque nouvelle institution, il faut des règles de protection des données adaptées, répondant à des exigences pratiques et aux exigences du droit. C’est ce qui répondrait le mieux aux attentes des citoyens et aux nécessités du mieux légiférer. Par exemple, il lui paraît logique qu’en matière de protection des données le système d’information Schengen n’obéisse pas aux mêmes règles qu’Europol. Il rejoint ainsi l’avis du député Michal Boni (PPE, Pologne) pour qui, si un accord est trouvé avec le Conseil pour un règlement sur la protection des données, il faudra bien un train de mesures d’application pour être cohérent avec les règles et activités des institutions.

 

Mme Sippel a réagi en prétendant qu’un problème pouvait se poser sur le transfert de ces données lorsque les règles ne sont pas les mêmes d’une agence à l’autre et sur le contrôle de ces transferts. Plus globalement, la coopération entre les agences est plus difficile si les règles ne sont pas les mêmes sur la protection des données. Mme Weyembergh a alors rappelé que ce sont les autorités nationales qui transmettent à Europol ou Eurojust les informations et qu’elles restent donc maîtresses. Ensuite, pour le contrôle de la bonne coopération entre les agences, il est existe des systèmes d’évaluation mutuelle des échanges, a-t-elle rappelé avant d’en regretter le manque de transparence et de prôner un développement de ces évaluations et une plus grande place pour le Parlement européen dans ce processus.

 

– D’importantes différences culturelles

 

Plusieurs députés ont mis l’accent sur les différences de culture judiciaires et policières parmi les Vingt-Huit. Cette difficulté se répercute non seulement sur le travail de législation, qui est celui du Parlement, mais aussi sur le volet de la mise en œuvre des textes qui est, in fine, le plus important. En plus des acteurs du milieu, il faut aussi penser aux citoyens, qui doivent être informés et en mesure de juger du travail des institutions. Sur ce dernier point encore, il est clair que cela varie d’un Etat à l’autre. Une meilleure formation des policiers et des juges (présentée comme une urgence dans certains Etats) a été avancée comme une piste de réponse. M. Albrecht a, d’ailleurs, proposé d’inclure des actions de formation dans les programmes de financement en matière de justice.

  1. De Hert a affirmé son « optimisme » sur toutes ces questions. Il a salué l’esprit constructif dans lequel se déroulent les discussions. A ses yeux, la protection des données est un secteur dans lequel l’UE apporte une vraie valeur ajoutée. Les différences d’interprétations et de principes entre les Etats créent certes des difficultés mais il croit qu’une véritable culture européenne de la protection des données, fruit de toutes ces influences, est en train d’émerger. M. De Hert a terminé en constatant l’importance qu’avait prise la thématique de la protection des données, et la qualité croissante de ce débat. Il avait commencé à se pencher sur la question il y a près de 20 ans, et il s’est réjoui de voir que de nombreux universitaires ainsi que les institutions de l’Union s’étaient emparés du sujet.

 

– Rationaliser la politique européenne de lutte contre la criminalité

 

Mme Hohlmeier a exprimé ses doutes sur la tournure que prennent les négociations sur l’EPPO et, plus généralement, sur la politique de l’UE en matière de lutte contre la criminalité qui « manque de clarté ». Elle a signalé que les nombreux obstacles (institutionnels, juridiques,…) freinait l’Union face au crime organisé qui, lui, a beaucoup de moyens. Elle a prôné un rassemblement des trois agences existantes au sein des mêmes locaux pour travailler plus efficacement. A l’inverse, la multiplication des institutions est, à ses yeux, un facteur de complication du travail de l’Union.  Cette idée d’un besoin de rationalisation est partagée par Mme Weyembergh.

 

 

Clément François

 

Pour en savoir plus :

 

– site Internet OLAF : http://ec.europa.eu/anti_fraud/index_fr.htm (FR)

http://ec.europa.eu/anti_fraud/index_en.htm (EN)

– site Internet Eurojust : http://www.eurojust.europa.eu/Pages/languages/fr.aspx (FR)

http://www.eurojust.europa.eu/Pages/home.aspx (EN)

– site Internet Europol : https://www.europol.europa.eu/ (EN)

– RÈGLEMENT (CE) No 45/2001 DU PARLEMENT EUROPÉEN ET DU CONSEIL

du 18 décembre 2000 relatif à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel par les institutions et organes communautaires et à la libre circulation de ces données : http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2001:008:0001:0022:fr:PDF (FR)

http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=OJ:L:2001:008:0001:0022:en:PDF (EN)

– Proposition de règlement du Conseil portant création du parquet européen :

http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2013:0534:FIN:FR:PDF (FR) http://ec.europa.eu/justice/criminal/files/regulation_eppo_en.pdf (EN)

– l’étude de M. De Hert: http://www.europarl.europa.eu/meetdocs/2014_2019/documents/libe/dv/presentationdehert_/presentationdehert_en.pdf

– Mme Weyembergh: http://www.europarl.europa.eu/meetdocs/2014_2019/documents/libe/dv/presentationweyemberg_/presentationweyemberg_en.pdf

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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