La politique européenne de voisinage : Quel bilan, quelles perspectives ? Réforme ou bien refonte ?

En 2004, la Politique Européenne de Voisinage (PEV) était lancée pour faire face aux enjeux et défis de l’Union Européenne élargie (UE).A ce moment-là, il était clair que le voisinage représentait un domaine clé pour le projet européen : dans le voisinage se jouait la capacité de l’Union à promouvoir un espace de paix et prospérité au-delà de ses frontières et illustrer sa vision d’un système international fondé sur le droit et sur la non utilisation de la force. Dans cette perspective, la PEV représente ainsi une illustration du projet normatif de l’UE dans les régions voisines.

Dix ans plus tard, on constate d’une part que la situation dans le voisinage a profondément changé pendant ces années, tant au Sud qu’à l’Est, et d’autre part que l’Union Européenne ne semble pas avoir atteint les objectifs qu’elle avait fixé pour cette politique (à savoir stabilité, prospérité par l’économie sociale de marché, démocratisation et diffusion des valeurs de l’Union). Cela a mené certains experts à observer que, malgré diverses révisions de la PEV au cours des dernières années, sa capacité à répliquer le succès de la méthode suivie lors de la politique d’élargissement a été très limitée.

Tous ces facteurs poussent à réexaminer cette politique et en tirer des conclusions pour la fin de l’année 2015. A ce propos, la Commission Européenne a annoncé la publication d’un Livre Vert en mars 2015 afin d’ouvrir un débat sur le sujet entre les institutions européennes et les parties concernées. Il reste à savoir si cet examen conduira à une simple réforme ou bien à une refonte plus profonde.

Cette question a fait l’objet d’un séminaire organisé le 3 février 2015 par l’Institut d’Etudes Européennes de l’Université Saint-Louis, en coopération avec l’Egmont Royal Institute for International Relations, le Centre Européen d’Appui aux Processus Electoraux (ECES) et l’Institut Prospective et Sécurité en Europe.

L’importance d’un réexamen de la PEV découle, premièrement, du rôle majeur que cette politique revêt dans l’action extérieure de l’UE, comme le souligne la Stratégie Européenne de Sécurité de 2003, qui inclut les politiques de proximité parmi les priorités stratégiques de l’Union, et le Traité de Lisbonne de 2009, qui mentionne la nécessité d’établir des relations privilégiées avec les voisins afin de créer un espace de prospérité et de bon voisinage (art. 8 TUE). En outre, l’urgence de cette réflexion est renforcée par les changements en cours dans le voisinage même.

Le séminaire, intitulé « La Politique Européenne de Voisinage : quel bilan, quelles perspectives ? Réforme ou bien refonte ? », visait, d’une part, à analyser les bases et faiblesses éventuelles de la PEV lancée en 2004 et, d’autre part, à stimuler une réflexion sur la façon de mettre à jour cette politique dans le nouveau contexte global et régional de l’Union. A cet effet, de nombreux experts du milieu académique, des institutions européennes et de fondations et think tanks européens avaient été conviés pour cette conférence.

Les débats se sont articulés autour de trois thèmes principaux : une première partie dédiée à la conception et aux fondements de la PEV, une deuxième partie à caractère géographique visant à analyser les défis et enjeux rencontrés dans le voisinage du Sud (qui comprend dix pays, à savoir Algérie, Egypte, Israël, Jordanie, Liban, Libye, Maroc, Palestine, Syrie et Tunisie) et dans le voisinage de l’Est (qui comprend l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, la Géorgie, la Moldavie et l’Ukraine), et enfin une troisième partie consacrée aux perspectives et aux priorités pour une éventuelle réforme ou refonte.

Introduction au séminaire

Pour débuter la journée, Hugues Dumont (Professeur à l’Université Saint-Louis, Bruxelles, et Président de l’Institut d’études Européennes) et René Leray (Professeur à l’Université Saint-Louis, Bruxelles) ont pris la parole pour une introduction générale. Il ressort de leurs propos que les raisons qui ont amené à la définition d’une politique de voisinage n’ont pas perdu de leur pertinence bien que plusieurs éléments poussent à réexaminer cette politique.

Pour H. Dumont, l’Europe n’est pas parvenue à faire de cette somme d’instruments bilatéraux et financiers une politique unie et visible et cette dernière s’est transformée en une politique mal vécue par les partenaires de l’Union.

Pour préciser les défis posés par la question « réforme ou refonte ? », R. Leray est, lui, revenu sur ce qu’impliquent ces deux termes. Ainsi, selon lui, quand la distance entre les hypothèses fondatrices et la réalité n’est pas trop importante, on peut remodeler la politique en question ; il s’agit alors d’une réforme. En ce sens, il a donné l’exemple de la communication de la Commission européenne de 2011 suite aux printemps arabes par laquelle la Commission a introduit le principe du « more for more » (cf infra). A l’inverse, lorsque cette distance est trop grande, il faut alors s’engager dans une refonte de la politique.
Sans trancher entre les deux options, il a détaillé les raisons qui doivent conduire à une modification de la politique européenne de voisinage.

D’abord, selon lui, l’UE vit dans une « illusion dangereuse » qui consiste à croire que le soft power (que l’on peut présenter comme la capacité d’un Etat à exercer une influence sur l’action d’autres Etats sans exercer de contrainte, militaire notamment) fonctionne effectivement. Or, ce n’est pas le cas et il existe des exemples récents, aussi bien au Sud qu’à l’Est, où les réalités stratégiques et géopolitiques ont primé sur les projets normatifs. Au Sud, d’abord, où, toujours selon le Professeur Leray, la PEV n’aurait eu que peu d’influence sur les printemps arabes ; à l’Est ensuite où, dans la crise géorgienne, les réalités énergétiques ont eu davantage d’influence que le soft power de l’UE. Cela pose la question suivante : la PEV serait-elle un projet géopolitique qui n’a que des instruments normatifs ou bien un projet normatif qui n’a pas vocation à atteindre une dimension géopolitique ?

Ensuite, il a expliqué qu’il fallait examiner les principes fondateurs de la PEV à la lumière de tout ce qui a changé depuis son lancement. D’un côté, l’Union elle-même a profondément changé et a vécu, successivement, au cours de la dernière décennie les élargissements de 2004, 2007 et 2013 avec quatorze nouveaux Etats membres, le rejet du traité constitutionnel par référendum dans deux Etats fondateurs, l’adoption du traité de Lisbonne, le renforcement de ses instruments de politique étrangère ou encore la crise dans l’Eurozone. Cela représente au final un certain nombre d’avancées mais aussi de crises et de péripéties ; or, le fait que nos voisins voient tout ce qui se passe au sein de l’UE affecte inévitablement la crédibilité de nos politiques à leur égard.

De l’autre, le contexte global, les régions voisines et nos voisins eux-mêmes ont changé et il faut donc se demander si les politiques de l’UE peuvent s’adapter à ces changements. A cela s’ajoute le fait que nos voisins ont, eux-mêmes, d’autres voisins dont il faut inévitablement tenir compte. Revenant aux fondamentaux, comment adapter la politique de l’Union pour créer un anneau d’amis et de bon voisinage ?

I. Les origines et les présupposés de la politique de voisinage au moment d sa conception

 Présidée par R. Leray, cette première discussion a fait intervenir Erwan Lannon (Professeur à l’Université de Gand et au Collège d’Europe à Bruges) et Pierre Mirel (Professeur à Science Po-Paris et Directeur général honoraire de la DG ELARG).

Pour commencer, les deux intervenants se rejoignent sur un constat : la PEV est étroitement liée à la politique d’élargissement de l’Union en ce sens qu’elle a été conçue pour en anticiper les conséquences. Plus précisément, elle est « une fille » des élargissements de 2004 et 2007.

En effet, ces élargissements et la PEV reposent, selon P. Mirel, sur une triple équivalence : mêmes principes, mêmes outils, mêmes méthodes. Mêmes principes car on peut constater que les conditions que les pays destinataires de la PEV doivent remplir ressemblent largement à celles établies pour les demandes d’adhésion des pays de l’Europe centrale et orientale lors du Conseil européen de Copenhague de 1993. Même méthode car l’intégration visée des voisins dans le Marché unique doit être réalisée par leur alignement sur l’acquis communautaire (le contexte méthodologique de l’intégration a été détaillé lors du Conseil européen de Luxembourg en 1997 – conditions spécifiques à remplir, méthode du jumelage, publication de rapports d’avancement des réformes,… – et est en grande partie repris dans la PEV). Mêmes outils car les plans d’actions et les instruments financiers de la PEV comportent nombre de ressemblances avec les partenariats d’adhésion et le programme PHARE (Programme d’aide communautaire aux pays d’Europe centrale et orientale).

Dès lors, selon P. Mirel, puisque cela avait fonctionné avec les PECO, l’Union a voulu appliquer la même recette à ses nouveaux voisins de l’Est, avec l’idée que les mêmes outils allaient produire les mêmes résultats. La PEV était donc, avant tout, à l’origine, conçue pour le voisinage de l’Europe de l’Est comme le montrent les conclusions du Conseil européen de Copenhague de 2002 auxquelles s’est référé E. Lannon : « L’élargissement resserrera les relations avec la Russie. L’Union européenne souhaite également développer ses relations avec l’Ukraine, la Moldova, le Belarus et les pays du Sud de la Méditerranée » (§24, Conclusions de la Présidence, Copenhague, 12 et 13 décembre 2002). On voit que les pays n’y sont pas cités dans un ordre alphabétique neutre mais en fonction de niveau de priorité qui leur est accordé. De plus, les pays du Sud Caucase n’ont été inclus qu’en 2008.

Il y a toutefois une différence majeure, rappelée par E. Lannon, entre les politiques d’élargissement et celle de voisinage à savoir, justement, l’absence de perspective d’adhésion à l’Union dans le deuxième cas, absence qui priverait les Etats inclus dans la PEV de toute récompense en contrepartie des efforts engagés pour se rapprocher de l’Union.

E. Lannon identifie le point de départ de la PEV au 7 août 2002 avec la lettre conjointe « Wider Europe » du Haut représentant Javier Solana et du Commissaire chargé des relations extérieures et du commerce Chris Patten. Là encore, a rappelé E. Lannon, c’est dans la perspective de l’élargissement que la question des relations avec les voisins de l’Union y est abordée. Dans ce document, sont aussi mis en avant des éléments qui deviendront centraux dans la politique de voisinage : la différenciation entre les pays qui y participeront (« there can be no one-size-fits-all approach »), le partage de valeurs communes, la nécessité d’éviter la formation de nouvelles lignes de démarcation, la recherche de prospérité et de stabilité aux frontières de l’Europe et au-delà et la priorité initiale au voisinage Est. Toutes ces idées seront reprises dans les conclusions du Conseil européen de Copenhague en décembre de la même année. Notons qu’en novembre et décembre 2002, le Président de la Commission européenne, Romano Prodi avait exprimé trois idées majeures : une perspective inverse en mentionnant le voisinage méditerranéen avant le voisinage oriental, le principe de partager avec les voisins « tout sauf les institutions » (possibilité de participer à des programmes de l’UE ou d’être associé à des agences sans participer au processus décisionnel de l’UE) et le concept « d’un cercle de pays amis, du Maroc jusqu’à la Russie et la Mer Noire ».

Puis, le Professeur Lannon a souligné plusieurs initiatives de la Commission européenne, de 2003 à 2006. La première, en date du 11 mars 2003, est une communication intitulée « Europe élargie ». La Commission y affirme que l’Union doit offrir des perspectives d’intégration économique en contrepartie de la mise en place des réformes politiques : on comprend dès ce moment que la conditionnalité va être un élément central de la PEV. Il est aussi énoncé que toute décision relative à l’adhésion appellera un débat sur les limites ultimes de l’UE. M. Lannon note que, contrairement à ce qui avait été affirmé l’année précédente (« éviter de créer de nouvelles lignes de fracture »), on est bel et bien en train de tracer des frontières, ce qui a généré certaines frustrations parmi les pays voisins, en Ukraine notamment.

Le 12 mai 2004, la Commission a publié un document d’orientation sur la PEV. Elle y a mis l’accent sur la méthodologie suivie et les moyens qui seront mobilisables dans la politique de voisinage. On remarque qu’en de nombreux points, ils sont directement inspirés de ceux mis en place en matière d’élargissement. La question des outils était donc clarifiée par ce texte. Cependant, on constate aussi un premier échec pour cette politique : le refus par la Russie d’y participer préférant s’engager sur un partenariat stratégique avec l’UE, en dehors du cadre de la PEV (partenariat défini lors du sommet de Saint-Pétersbourg en mai 2003). Pour P. Mirel, c’était là une erreur majeure de l’Union que de croire qu’elle aurait pu mettre dans une même politique des pays comme la Russie et la Moldavie, pire encore d’y ajouter les voisins du Sud méditerranéen de façon non différenciée. La Commission a également proposé par la suite proposait d’inclure dans la PEV les trois pays du Caucase méridional. L’extension de la PEV a été perçue comme une « agression » par la Russie (E. Lannon). Cette réaction négative de la Russie s’est encore radicalisée avec le lancement d’une PEV renforcée à l’Est avec le partenariat oriental. Pour E. Lannon, cela provient du fait que le partenariat oriental était une initiative intergouvernementale, poussée par certains Etats membres, notamment ceux d’Europe centrale ayant des relations complexes avec la Russie. Il a conclu sur ce point en prônant un plus grand travail sur les perceptions par la Russie des actions de l’Union.

En 2006, est intervenu une nouvelle communication de la Commission sur le renforcement de la PEV. Pour E. Lannon, l’emploi du terme « renforcement » dans cette communication est un signal paradoxal car la PEV était censée entrer en œuvre de manière effective seulement en 2007 avec la création de l’instrument financier consacré au voisinage et au partenariat. La communication introduisait une dimension économique importante puisqu’elle posait comme objectif ultime de la création d’une communauté économique du voisinage élargie, c’est-à-dire une zone de libre-échange complète et approfondie avec les pays du voisinage. Ceci n’était pas sans poser problème car un tel projet suppose une convergence normative et un approfondissement du libre-échange pour y inclure les services et l’agriculture. On allait donc au-delà du libre-échange partiel et on se rapproche de l’union douanière ce qui suppose un recul de la souveraineté des Etats.

Durant la session de questions, E. Lannon est revenu sur trois ambiguïtés que présente la PEV à ses yeux.
D’abord, une contradiction « dangereuse » qui concerne les valeurs promues par l’Union : dans le nouvel instrument de voisinage ENPI on parle de « valeurs universelles » alors que dans l’article 8 du TUE (sur le voisinage) ce sont les « valeurs de l’Union » qui sont mentionnées (article 8(1) TUE : « L’Union développe avec les pays de son voisinage des relations privilégiées, en vue d’établir un espace de prospérité et de bon voisinage, fondé sur les valeurs de l’Union et caractérisé par des relations étroites et pacifiques reposant sur la coopération »).

Ensuite, il constate un rapport ambigu entre la PEV et le processus de Barcelone au Sud. Alors que la PEV utilise les accords d’association euro-méditerranéen propres au processus de Barcelone, il y a une différence entre ces deux initiatives : le processus de Barcelone était un vrai partenariat issu d’un dialogue avec les partenaires alors que la PEV est une politique proprement européenne, fondée, donc, sur des intérêts géopolitiques et stratégiques européens. Ceci est regrettable, estime E. Lannon, car le processus de Barcelone avait été un « succès diplomatique considérable » tandis que, dans la PEV, l’Union a commis l’erreur de ne pas en avoir assez discuté les principes et objectifs avec ses voisins.

Enfin, il existe une ambiguïté sur les rapports entre la PEV et la PESC : une erreur fondamentale, pour lui, a été de ne pas assez distinguer les deux. Les questions politiques et économiques doivent relever de la première tandis que les questions géopolitiques et stratégiques doivent être résolues dans le cadre de la seconde.

Dans son intervention, P. Mirel a rappelé le contexte historique des années 1990 et 2000. Il faut, selon lui, voir cette période comme un moment historique lié à la fin de la guerre froide qui a généré une sorte d’ « euphorie » et une « conviction naïve que tout était possible ». Dès lors, il croit que l’Union s’est bercée d’illusions et a largement précipité un processus d’intégration ; il donne pour exemple le Conseil européen de juin 2003 à Thessalonique où étaient présents les pays des Balkans et le choix, quelques mois plus tard, d’ouvrir les négociations d’adhésion avec eux en pensant que le processus se ferait relativement rapidement et facilement dans une optique d’apaisement et de réconciliation sous-régionale (or, plus de dix ans après, on voit que, dans cette région, seule la Croatie a adhéré à l’Union). Selon lui, l’Union ne s’est pas toujours rendue compte de ce que la PEV impliquait pour ses voisins en terme de coût, de travail législatif et de mise en œuvre réelle : cela suppose en effet de transposer et d’appliquer un très grand nombre de textes, en peu de temps souvent.

Toujours selon l’analyse de P. Mirel, dans ce contexte a fait on a largement surestimé le rôle du « transformative power » de l’Union dans le processus du cinquième élargissement (le grand élargissement de 2004). En fait, pour lui, le facteur le plus important était l’existence d’un consensus (quasi) total dans les sociétés des pays concernés pour intégrer l’UE le plus vite possible, ainsi que des moyens considérables mis en place pour appuyer le processus de transformation. Finalement, il affirme que le succès de la politique d’élargissement à l’égard d’un pays dépend de la conjonction de quatre conditions : une politique adaptée, un consensus sociétal et politique (des deux côtés), un soutien total des groupes de pression (le monde économique notamment, la « business community ») et l’absence d’opposition extérieure dominante (à ce titre, il a souligné l’accord tacite de la Russie pour le cinquième élargissement). Les conditions de mise en œuvre de la PEV n’y répondent pas.

II. Les deux dimensions géographiques du voisinage de l’UE

1. Le voisinage Sud: enjeux et défis après l’épisode des “printemps arabes”

Deux panels ont été consacrés à la dimension méridionale de la PEV. L’un, modéré par Monica Frassoni (Présidente du Centre Européen d’Appui aux Processus Electoraux et membre du groupe des Verts au Parlement Européen de 1999 à 2008), a vu la participation d’Oliver Kempf (chercheur associé à l’Institut des Relations Internationales et Stratégiques) et de Michael Koehler (directeur à la DG DEVCO, Direction F, le Voisinage). L’autre, dédié au dialogue euro-arabe, a vu l’intervention de l’ancien ministre des affaires étrangères du Royaume de la Belgique, Charles-Ferdinand Nothomb.

Avant de commencer son analyse du voisinage Sud, O. Kempf a formulé, en tant qu’expert des relations internationales et stratégiques, des remarques sur le rapport entre l’OTAN et le voisinage Est. Il a rappelé qu’au début des années 90, une initiative de coopération a été lancée entre l’OTAN et des pays de l’ex Union Soviétique, à savoir le Partenariat pour la Paix. A l’intérieur de ce projet, trois partenariats privilégiés ont été identifiées : avec l’Ukraine, avec la Géorgie et avec la Russie. Dans ce dernier cas, un Traité a mis en place en 2002 un Conseil OTAN-Russie (qui ne s’est pas réuni depuis le début de la crise ukrainienne. O. Kempf a remarqué à ce propos qu’il est significatif qu’une politique extérieure de l’UE telle que la politique de voisinage n’ait pas été partie intégrante d’une politique générale de sécurité.

En entrant dans le cœur de la question du voisinage Sud, O. Kempf a affirmé la nécessité pour l’UE de reconnaître qu’il n’existe pas un voisinage Sud. Selon lui, il n’existe pas un « grand Moyen Orient » ou une « région MENA » ; au contraire, il s’agit de multiples voisinages qui exigent des approches différentes de la part de l’UE.

Cette région a connu récemment le grand bouleversement représenté par les Printemps arabes. O. Kempf a reproché à cette notion d’être connotée dans un sens occidentaliste, ce qui a amené les Européens à voir dans ces révoltes une demande de démocratie de la part des peuples arabes. A son avis, plutôt qu’un souhait d’imitation d’un modèle occidental de démocratie, les printemps arabes c’étaient d’abord un refus de la corruption régnante dans ces pays. Sur ce point, M. Koehler a exprimé son désaccord : d’après lui, le terme « corruption » dans les printemps arabes n’était pas connoté dans un sens technique, mais faisait référence à un politique mal faite par des régimes qui n’étaient pas légitimes. Dans ce sens, le refus de la corruption était étroitement lié à une demande de démocratie.

O. Kempf a rappelé que les conséquences les plus visibles des Printemps arabes ont été une déstabilisation profonde dans toute la région et l’émergence d’un islam politique à multiples visages. A nouveau, il a souligné la nécessité de différencier, en parlant d’islams au pluriel : en effet, cet islam politique peut prendre différentes formes, à savoir des formes monarchiques, des propositions idéologiques, des formes plus démocratiques, etc. Dans le Proche Orient, on est confronté au défi posé par l’ISIL. Dans ce cas, selon lui le problème n’est pas tant l’islamisme en tant que tel mais la remise en cause des frontières qui est faite par ce groupe.

Afin de faire face aux défis qui affectent toute la région, O. Kempf a prôné la nécessité de dialoguer avec certaines formes d’islamisme et de les considérer comme des possibles partenaires, car, d’après lui, le refus total de tous les islamistes est une ligne qui ne peut plus tenir. Pourtant, il a admis qu’existent encore pour cette voie des difficultés majeures (comment discuter avec eux, qui clament leur différence par rapport aux idées occidentales ? Quels critères utiliser pour définir les islamistes qui ne sont pas compatibles ?). Sur ce point, C.F. Nothomb a, lui aussi, souligné la nécessité d’une « compréhension » profonde de l’islam politique.

 L’intervention de M. Koehler a commencé avec un rappel du contexte propice dans lequel la PEV avait été lancée. Selon lui, il s’agissait d’un âge d’or : l’UE en pleine croissance économique avait l’ambition de se manifester comme un acteur important sur le plan politique, elle se voyait comme le centre et voyait son « voisinage » comme la périphérie étant sûre que ses voisins du Sud allaient s’orienter vers l’Europe. Or, si on regarde le contexte aujourd’hui, on s’aperçoit qu’il a complètement changé à cause de l’intervention de nombreux nouveaux facteurs.

Premièrement, a souligné M. Koehler, on constate une diversification croissante entre les pays concernés. On peut aujourd’hui identifier trois catégories de pays dans le voisinage Sud : ceux où l’ancien agenda initial de la PEV semble toujours fonctionner, ceux qui sont intéressés à renforcer les relations avec l’UE sans pourtant être disposés à suivre un agenda d’intégration (préférant des partenariats sectoriels limités), et enfin ceux qui souffrent d’une déstabilisation, « avec tous les signes d’une crise pérenne », et qui donc sortent complètement de l’éventail des instruments qu’on peut utiliser dans le cadre de la PEV.

En deuxième lieu, d’après M. Koehler, au moment du lancement de la PEV l’UE n’a pas suffisamment considéré les « voisins des voisins » : si l’UE veut être un acteur politique dans la région, elle doit prendre en considération les intérêts des autres acteurs qui y interviennent.

Enfin, les printemps arabes ont représenté un important facteur de changement. A ce propos, il a averti que la notion de « démocratie européenne » n’est pas une notion partagée par tout le monde et que, dans la région du voisinage méridional, on assiste à deux tendances qui doivent être prises en considération. D’un part, le défi de l’Etat Islamique a mis la question de la sécurité au premier plan des relations internationales et des discours officiels. En même temps, dans la société on constate aussi une grande demande de stabilité, ce qui n’est pas nécessairement favorable au développement de la démocratie. Encore plus inquiétant, il existe le risque que la notion de démocratie soit prise comme un synonyme de manque de stabilité. Par exemple, dans des pays comme l’Algérie ou l’Egypte on peut constater le sentiment général que la stabilité et l’absence du terrorisme sont plus importantes que la démocratisation en tant que telle.

 Par ailleurs, les trois orateurs se sont trouvés d’accord sur plusieurs points en ce qui concerne la révision de la PEV.

En effet, les trois intervenants ont souligné la nécessité d’une politique différenciée entre les pays, selon qu’ils présentent des conditions intérieures, des ambitions vis-à-vis de l’UE et des agendas politiques tout à fait différents. D’après M. Koehler, l’UE doit développer un dialogue pays par pays sur la réponse à apporter et donner d’avantage d’importance à la notion de partenariat. Pour sa part, O. Kempf a affirmé que, plutôt qu’une approche unifiant qui obéirait à une logique civilisationnelle, il faut avoir des approches partielles et segmentées, prenant compte les réalités et évolutions. Il conviendrait d’éviter une « grand Southern strategy » et une politique de voisinage pour au contraire développer « des politiques des voisinages ». En outre, O. Kempf a soutenu qu’une refonte majeure de la PEV devrait consister à concevoir cette politique non pas comme une politique d’intégration et d’assimilation des valeurs européennes mais comme « un projet de cohabitation qui organise les différences ». Cette refonte doit être guidée, à son avis, par l’acceptation de l’idée que le modèle européen est valable pour les européens, sans vouloir l’universaliser. Ayant comme point de départ le constat que « le cadre de la politique européenne pour la Méditerranée est inadéquat », C.F. Nothomb a parlé de la nécessité d’une refonte et d’une véritable réimagination. Aussi, il juge essentiel de tenir compte de la diversité des pays du sud de la Méditerranée et du Moyen Orient et de développer des politiques de voisinage, des politiques pour la Méditerranée.

O. Koehler a, lui, affirmé qu’un des reproches qui est souvent fait à la PEV c’est de ne pas avoir une finalité ultime : alors que pour les pays de l’Europe de l’Est cet objectif pourrait être, éventuellement, une adhésion à l’UE, cette possibilité n’existe pas du tout pour le Sud. Ainsi, il a exprimé le souhait que les voisins du Sud formulent leur propre vision de quel type de relations futures ils veulent développer avec l’UE. Sur ce point, C.F. Nothomb a, lui aussi, souligné qu’il faut l’adhésion des sociétés pour construire une politique qui soit durable.

C.F. Nothomb a également mentionné la nécessité d’éviter le danger que des intérêts régionaux ou sous-régionaux des Etats Membres puissent influencer la politique globale de l’UE.

Enfin, les trois orateurs sont tombés d’accord sur la nécessité d’une politique « réaliste». Pourtant, interrogés sur la signification de cette notion, O. Kempf et M. Koehler ont donné des réponses différentes qui reflètent leur provenance de milieux professionnels différents : le monde académique dans un cas, celui du policy-making dans l’autre. En effet, alors que O. Kempf faisait référence à l’école réaliste dans la théorie des relations internationales, M. Koehler soulignait la nécessité de formuler des réponses politiques aux problèmes qu’on aperçoit et constate, et non pas par rapport à des situations qu’on imagine. C.F. Nothomb a, lui, évoquée une politique « un peu plus modeste, un peu plus réaliste », et la nécessité de dissocier ce qui est le dialogue civilisationnel et des valeurs pour lequel l’accent doit être remis sur le Conseil de l’Europe avec le dialogue des intérêts concrets (coopération économique, etc.).

2. Le voisinage Est: enjeux et défis à la lumière des crises en Ukraine et en Géorgie

Cette table ronde était présidée par Marc Franco (ancien Ambassadeur de l’UE à Moscou et Senior Fellow à Egmont). Trois intervenants ont participé : Dmytro Ostroushko (Directeur des programmes internationaux, Institut Gorschenin, Kiev), Xavier Follebouckt (professeur à l’UCL) et Mathieu Boulegue (Directeur du Pôle Eurasie à l’AESMA et Expert Associé à l’IPSE).

Dans une brève introduction, M. Franco a rappelé la relation entre politique de voisinage et politique d’élargissement et l’idée que la PEV avait d’abord été conçue pour l’Est et non pour le Sud. Selon lui, il faut aussi voir la PEV comme l’exportation à des pays tiers du modèle adopté par l’Union pour elle-même. Ce modèle qu’il a qualifié de modèle « post-Westphalie », ou de modèle « post-moderne » basé sur le recul de l’importance accordée aux notions de frontières et de souveraineté. Son succès dépend, ensuite, d’un consensus social en ce sens dans le pays en question.

X. Follebouckt, pour commencer, est revenu sur les enjeux globaux de la politique de voisinage. Ainsi, au début, l’UE se fixait des objectifs vastes à travers la PEV, objectifs que l’on pouvait résumer ainsi : transformer l’environnement extérieur en environnement plus stable, plus prospère, en bref faire que cet environnement ressemble et s’intègre en définitive à l’UE et cela dans l’intérêt de cette dernière. Cependant, un problème se pose car les moyens ne sont pas à la hauteur (à titre d’information, précisons que dans le cadre financier pluriannuel 2007-2013, 11 milliards d’euros étaient consacrés à la PEV ; ce montant indicatif est passé à 15 milliards d’euros pour 2014/2020) et l’influence effective sur le terrain est limitée. A l’avenir, selon X. Follebouckt l’Union devrait introduire davantage de différenciation dans la politique de voisinage et renforcer les investissements au soutien des pays qui font le choix de se rapprocher de l’Union.

Une erreur de la part de l’Union, selon lui, a été de trop déconnecter la PEV et la politique étrangère de sécurité commune (PESC). En effet, même si la PEV n’a jamais eu la prétention d’être un moyen de résoudre les conflits, il y a des conflits d’une plus ou moins grande intensité dans plusieurs des pays du partenariat oriental. Dans ces conditions, on sait qu’il est impossible de mener des réformes structurelles. Dès lors, il aurait fallu et il faudrait davantage lier PEV et PESC.

D’autres carences de l’UE s’expliquent par sa difficulté à prendre des décisions : l’exigence d’un accord entre les Etats membres fait que seules les mesures qui ne heurtent personnes sont adoptées, donc des mesures a minima bien souvent. Dès qu’il y a des divergences entre les Etats membres, il devient difficile d’adopter des mesures fortes.

Les relations entre l’UE et la Russie ont bien sûr été abordées. X. Follebouckt a commencé par rappeler que la Russie avait refusé de faire partie de la PEV pour négocier un partenariat stratégique (en 2003) qui la met sur un pied d’égalité avec l’UE. La perception par la Russie de la PEV a évolué, notamment à partir de l’adoption par l’UE du partenariat oriental : si avant cela, elle ne voyait pas la PEV comme une menace, cela n’est plus le cas depuis. Cela s’explique, selon le professeur Follebouckt, par le fait que la tendance à aller vers plus de démocratie chez les pays qui lui sont frontaliers serait perçue comme une menace par la Russie. De son côté, cette dernière a développé un projet pour une « Union eurasienne », qui conduirait plus ou moins inéluctablement les pays situés dans l’espace géographique compris entre l’UE et la Russie a choisir entre les deux zones d’influence, selon X. Follebouckt.

Les crises géorgienne (en 2008) et ukrainienne aujourd’hui sont d’une ampleur bien différente a-t-il poursuivi. Si après la première, l’UE et la Russie sont vite revenus au « business as usual », le problème serait plus profond avec l’Ukraine puisque l’UE y serait directement impliquée. Autrement dit, si la crise en Géorgie avait constitué un défi pour l’UE en tant qu’acteur extérieur, la crise en Ukraine représente un défi pour l’UE dans son ensemble. X. Follebouckt en a conclu que l’UE devait repenser ses liens avec la Russie.

La question russe a aussi été le cœur de l’intervention de M. Boulegue. D’après lui, depuis les années 1990, les relations entre la Russie et l’Union seraient marquées par une profonde « incompréhension mutuelle ».

Il a daté le « premier camouflet » à la Russie au rejet par l’UE de la proposition de Grande Europe formulée par Vladimir Poutine en 2000, projet reposant sur des nations fortes. D’une manière générale, les relations entre l’UE et V. Poutine n’auraient jamais été optimales et l’UE aurait beaucoup misé sur Dimitri Medvedev. Pour M. Boulègue, le retour de V. Poutine au pouvoir en 2012 aurait mis fin à cette stratégie. Les différences entre l’UE et la Russie seraient profondes et le statu quo ne serait pas amené à bouger tant que V. Poutine serait à la tête de la Russie, a avancé M. Boulègue. Un « deuxième camouflet » résulterait des révolutions rose et orange, respectivement en Géorgie et en Ukraine. Ensuite, le partenariat oriental a également été une source de problèmes : il aurait été considéré depuis Moscou comme un moyen pour l’UE, la Pologne, la Suède et les Etats baltes notamment, d’agir contre la Russie. Un autre point de tension, toujours selon M. Boulègue, aurait été d’exclure totalement la Russie des discussions sur le rapprochement de l’Ukraine et de la Géorgie avec l’Union (et à terme de la question de leur éventuelle adhésion).

Par conséquent, l’attitude de Moscou serait relativement simple à analyser selon lui. La Russie n’aurait pas beaucoup d’outils car elle n’exercerait pas vraiment d’influence via un soft power et n’aurait pas non plus de grand contrôle économique, c’est pourquoi il ne lui resterait finalement plus que le hard power. Dès lors, pour M. Boulegue la Russie aurait «réchauffé» le conflit en Abkhazie tandis que son action en Crimée était prévue depuis qu’elle a commencé à craindre l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN, qui donnerait ainsi à l’OTAN un accès à la Mer Noire, perçu comme une menace existentielle par la Russie pour la sécurité nationale, a expliqué M. Boulègue. Avec l’annexion de la Crimée, la Russie a d’ailleurs maintenant une frontière avec l’UE (via la Hongrie et la Roumanie), ce qui poserait un problème non prévu pour l’UE, a-t-il complété.

M. Boulegue est également revenu sur une expression en vogue dans le discours russe à savoir la « protection des minorités russes à l’étranger ». Il l’analyse comme un moyen pour Moscou de moduler l’action selon les circonstances pour venir influer sur le cours des évènements dans des territoires de haute valeur stratégique pour la Russie. Cela inclurait notamment le réchauffement de certains conflits, le fait de provoquer des conflits ou de jouer sur des conflits existants. Cette expression a été utilisée ces derniers temps vis-à-vis de l’Ukraine et du Kazakhstan notamment.

Enfin, D. Ostroushko a consacré son exposé à la situation en Ukraine. Pour lui, cela serait un conflit entre l’Ukraine et la Russie inscrit dans un contexte plus large d’une volonté de la Russie d’installer une « ceinture d’instabilité » pour contrôler les territoires qui font l’objet de ses intérêts stratégiques.

Concernant l’Ukraine, le territoire contrôlé par les séparatistes serait estimé à 500km2. Leurs offensives se porteraient vers plusieurs directions stratégiques notamment : l’aéroport de Donetsk pour conforter le contrôle de Donetsk et ouvrir des perspectives de contrôle territorial vers le Nord, et la ville de Mariopol qui est sur la route de la Crimée.

Les dégâts provoqués par ce conflit seraient conséquents. Les pertes humaines, notamment chez les pro-russes, seraient élevées et l’appareil industriel à Donetsk, et plus généralement dans l’Est du pays, serait largement endommagé par les combats.

Au niveau économique, D. Ostroushko a dressé un ombre tableau avec un mécontentement socio-économique croissant, une dette nationale additionnelle de 15 milliards de dollars ou encore une dette de 1 milliards de dollars pour la région est du fait de factures non payés en gaz et électricité.

D. Ostroushko a aussi mentionné une pression qu’exercerait la Russie sur l’Ukraine afin que la Constitution soit modifiée pour aller vers la fédéralisation du pays. De l’avis de D. Ostroushko, objectivement l’Ukraine aurait besoin de décentralisation mais, en fait, la stratégie russe consisterait à plaider la fédéralisation pour que des régions qui lui sont traditionnellement favorables puissent exercer un pouvoir de blocage sur des décisions majeures.

La politique de sanctions menée par l’UE à l’encontre de la Russie a été abordée lors de la session de questions de cette thématique. Selon M. Boulegue, les sanctions se révèleraient efficaces car la structure de l’économie russe se prête bien à ce type de mesures. Cela serait particulièrement important car la pression économique serait un levier de tout premier ordre face à la Russie dans la mesure où il apparaît difficile de faire plier militairement ce pays. D. Ostroushko a, lui, nuancé cette vision estimant que les sanctions montraient, certes, des résultats chiffrés très prononcés mais qu’il n’était pas pour autant acquis qu’elles puissent conduie à infléchir la politique de la Russie, rappelant à ne pas négliger la force de la « fierté russe ».

III. Réforme ou refonte? Quelles priorités pour l’UE et ses Etats Membres, au Sud et au l’Est?

Le dernier panel, consacré aux perspectives de réforme/refonte de la Politique Européenne de Voisinage, a été présidé par Franck Debié, spécialiste en géopolitique. Sont intervenus Hugues Mingarelli (managing director auprès du Service Européen pour l’Action Extérieure, MS IV Afrique du Nord, Moyen-Orient, Péninsule Arabe, Iran et Irak), Michael Emerson (chercheur associé au Center for European Policy Studies) et Georges Estievenart (coordinateur Europe à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe).

Pour commencer, H. Mingarelli a souligné qu’une des principales raisons pour laquelle la PEV était considérée par les observateurs comme un échec total était de lui avoir attribué des objectifs qui n’étaient pas du tout les siens. On reprocherait à la PEV de ne pas avoir réussi à amener la stabilité aux portes de l’Europe, alors que tel n’était pas l’objectif des décideurs quand la PEV a été envisagée et les plans d’action négociés avec les partenaires. En effet, d’après H. Mingarelli, même si des questions de sécurité comme la nécessité de contribuer à la résolution des « conflits gelés » étaient évoquées dans les communications de la Commission, ce qui manquait était la volonté politique pour que l’UE joue un véritable rôle dans les problèmes d’instabilité du voisinage.

A son avis, la même réflexion pouvait être faite au sujet de l’objectif de créer un « cercle d’amis » (« ring of friends ») aux frontières de l’Europe : ce n’était qu’un slogan de Romano Prodi (alors Président de la Commission européenne), alors que ce n’était pas l’idée de ceux qui ont crée la PEV. H. Mingarelli a donc souligné que le seul objectif de la PEV au moment de sa création était de doter les institutions européennes d’instruments dont elles ne disposaient pas alors pour gérer « au jour le jour » les relations avec le nouveau voisinage de l’UE et pour fixer des objectifs et des priorités dans les relations avec les voisins. Cela ne signifiait pas que l’UE devait influencer l’évolution politique de ces pays : au contraire, le fait que l’UE n’ait pas eu d’influence décisive serait positif, et la fonction de l’UE devrait être simplement d’accompagner ces pays dans leur évolution respective (à la condition qu’ils aient envie de se moderniser) et de partager ses propres expériences.

M. Emerson s’est exprimé sur les enjeux qui caractérisent le voisinage Est. Il a rappelé que, dans les « mille pages » des accords d’associations et de libre échange renforcés avec l’UE, l’Ukraine, la Géorgie et la Moldavie s’engagent à mettre en œuvre entre 300 et 400 directives européennes, presque autant qu’un pays comme la Norvège. D’après lui, il y aurait à cet égard un problème de manque de cohérence stratégique au niveau de l’UE qui n’aurait pas su se mettre d’accord sur la question de leur offrir ou pas une perspective d’adhésion. A son avis, l’UE porterait une partie de la responsabilité de la situation ukrainienne, car le fait qu’elle n’ait pas donné une perspective d’adhésion à l’Ukraine aurait créé une situation d’ambiguïté qui a « ouvert la porte à Poutine ». Dans la situation ukrainienne, avec une situation de guerre et d’un Etat quasiment en faillite, l’UE devrait être plus pragmatique et se concentrer sur une subvention des projets concrets pour améliorer la vie des ukrainiens. Il a notamment fait référence à un travail de grande ampleur qui devrait être mené sur les infrastructures, énergétiques en particulier. D’autant plus que ce type de réalisation pourrait avoir un impact direct sur des données géopolitiques ; pour l’exemple de l’énergie, aider l’Ukraine à moderniser ses infrastructures limiterait la consommation d’énergie, la pollution et la dépendance vis-à-vis de la Russie.

Les orateurs ont, en outre, identifié plusieurs points auxquels il faudrait réfléchir afin d’infléchir pour donner plus d’impact à la PEV.

Premièrement, H. Mingarelli a évoqué la question de la différenciation : d’après lui, l’offre de l’UE devrait être adapté à la situation des pays destinataires. Cette différenciation passerait d’une part, par le fait de proposer des initiatives qui correspondent à ce que les pays destinataires veulent et, d’autre part, par un dialogue continu avec ces pays afin d’identifier leurs intérêts et d’adapter l’offre à leurs attentes (ceci avait été fait lors de la préparation de l’élargissement de 2004 mais n’aurait jamais été vraiment réalisé dans le cadre de la PEV selon H. Mingarelli). Malgré les nombreuses références à la différenciation dans les communications de la Commission, elle n’aurait en réalité jamais véritablement été mise en place. Mais H. Mingarelli a insisté sur le fait qu’il s’agirait bien là d’un défaut de volonté politique et pas de conception. La différenciation ne serait pas une mauvaise stratégie mais il faut être conscient qu’elle impliquerait de la réflexion et du temps, ce dont ne dispose pas forcément l’Union a ajouté G. Estievenart.

En second lieu, toujours selon H. Mingarelli, l’UE devrait être plus présente en termes de sécurité au sens large du terme : lors du lancement de la PEV, l’UE se serait focalisée sur les politiques « internes » en mettant de côté tout ce qui était lié à la PESC. Elle ne se serait pas donné les moyens de contribuer au règlement des entraves à la stabilité de notre voisinage, avant de changer d’avis et d’être désormais de plus en plus présente dans le domaine de la sécurité.

M. Emerson a, lui, parlé de la nécessité d’une véritable refonte et a invité à « refaire la géographie et le contenu » de cette politique. D’un côté, la PEV telle qu’elle avait été conçue géographiquement n’aurait plus de sens ; il faudrait rajouter au sud l’Arabie, le Golfe, le Sahel, l’Iran, le Pakistan et l’Afghanistan et à l’est, il faudrait inclure tout l’espace post-soviétique, y compris l’Asie centrale. De l’autre, il faudrait reconnaître que le contenu substantiel de nos intérêts aurait changé catégoriquement, et que la priorité pour l’UE seraient les intérêts sécuritaires.

H. Mingarelli et M. Emerson ont tous les deux souligné le problème des «voisins des voisins». Interrogé à ce propos sur la possibilité de modifier la question de l’incompatibilité des différents projets intégration (DCFTA et Union Economique Eurasiatique), H. Mingarelli a rappelé que le choix n’était pas posé par l’UE mais découle de l’union douanière elle-même. Il a aussi fait allusion à un projet lancé en 2001 par Romano Prodi qui avait finalement échoué: le single european economic space qui avait notamment pour vocation de rapprocher commercialement l’UE et la Russie. Sur ce point, M. Emerson a parlé d’une « erreur quasi technique et stratégique » de la part de l’UE de vouloir faire une union douanière : d’après lui, si on n’avait pas insisté sur l’union douanière on n’aurait pas eu cette situation avec la Russie. Cette analyse est quelque peu partagé par G. Estievenart pour qui il y a des responsabilités de toutes parts dans les difficiles relations UE/Russie depuis le début des années 2000.

Les orateurs ont adopté un ton hostile à la Russie lors de leur discours. M. Emerson a décrit Vladimir Poutine en des termes très durs (« this man is evil »), le traitant de menteur car il instruirait sa population à croire qu’ils étaient engagés dans une grande guerre patriotique contre les « fascistes de Kiev ». D’après lui, à travers sa propagande Poutine aurait transformé la mentalité des russes, même des intellectuels. Il a enfin averti que ce « dictateur en difficulté » pourrait chercher une autre aventure à l’étranger afin de sauver sa popularité, continuant par là à déstabiliser les frontières de pays voisins après avoir d’ores et déjà « déchiré le Traité d’Helsinki ». G. Estievenart voit, lui, dans la situation en Ukraine un problème pour l’UE elle-même. En effet « Poutine ne souhaiterait pas seulement faire plier l’Ukraine mais aussi l’UE sur ses propres valeurs », c’est pourquoi il serait impossible pour l’UE de reculer et qu’elle devrait soutenir au maximum l’Ukraine.

Au passage, M. Emerson a signalé, qu’à ses yeux, il n’y aurait pas d’autres choix que de maintenir une politique de sanctions contre la Russie et qu’on pouvait craindre dans les prochains mois une attaque sur Mariopol et sur l’Est du pays ainsi qu’un risque de faillite de l’Ukraine. G. Estievenart a posé la question d’un possible problème de cohérence : on prolonge sans aggraver les sanctions alors que la situation se dégrade. C’est le choix qu’a retenu l’UE car c’est celui qui aurait fait consensus (cette question illustre bien toutes les difficultés de l’UE pour trouver des accords sur certaines questions de politique étrangère selon lui).

Enfin, H. Mingarelli a évoqué le problème de la gestion de l’instrument financier. Une part importante du budget consacré au voisinage est utilisée de manière indirecte, c’est-à-dire via des institutions internationales ou via les Nations Unies. Cela pose deux grands problèmes car cela fait perdre à l’Union le pilotage des ces fonds et nuit à la visibilité de son action auprès des voisins.

En annexe à cette discussion, H. Mingarelli a répondu à une question sur les accords bilatéraux conclus par l’UE avec les pays maghrébins. Dans la mesure où ce sont justement des accords bilatéraux, le contenu de ces accords varie d’un pays à l’autre créant d’importantes différences. La question était de savoir si ce procédé ne risquait pas de bloquer toute union entre ces pays alors que depuis des années, l’UE invite les pays du Maghreb à réfléchir sur le coût du « non-Maghreb ». La réponse de H. Mingarelli a été de rappeler que le blocage était profond entre ces pays. L’UE ne peut pas rester inactive car il est peu probable que la situation se débloque rapidement entre les pays du Maghreb. Ce constat avait également été fait par P. Mirel mentionnant la complémentarité des pays du Maghreb, mais regrettant d’autant plus la non réalisation de ce riche potentiel du fait d’une incapacité à s’entendre.

IV. Intervention de Jacek Sariusz-Wolski (PPE, Pologne), sous l’angle du Partenariat Oriental

Le discours de clôture de cette journée consacrée à la politique européenne de voisinage est revenu au Vice-président du groupe du Parti populaire européen au Parlement européen, Jacek Sariusz-Wolski.

J. Sariusz-Wolski., un des fervents promoteurs du Partenariat oriental considère que la PEV était nécessaire pour l’UE et qu’il serait difficile de poursuivre la construction européenne sans elle. Il reconnaît que cette politique a des lacunes (trop modeste, trop tardive,…) mais aussi qu’elle a le mérite d’exister.

Selon lui, le but de la PEV est, globalement, d’avoir autour de l’Union un espace de stabilité et de sécurité (« rings of friends »). Pour établir des perspectives d’action future, on pourrait raisonner de deux manières a-t-il poursuivi : considérer que c’est une faillite et passer à autre chose (ce qui ne serait pas vraiment possible car si l’UE fait l’impasse sur les problématiques qui se jouent dans son voisinage immédiat, ces problématiques seront importées dans l’Union) ou essayer de corriger les défauts actuels.

Il croit que deux erreurs majeures ont été commises dans le cadre de la PEV jusqu’à présent : la séparation des deux voisinages Est et Sud (car cela implique inévitablement de les hiérarchiser et de s’occuper plus ou moins de l’un, au détriment ou en faveur de l’autre) et le fait d’avoir eu trop tendance à appliquer les mêmes méthodes d’un pays à l’autre alors que ceux-ci sont parfois très différents et qu’elles avaient été créées dans le but de l’élargissement de l’UE.

De plus, il a présenté la Russie comme un acteur problématique dans le voisinage, pour deux raisons : l’UE « n’était pas prête à faire face à un défi géopolitique, surtout avec la Russie » et les deux voisinages, Est et Sud auraient en commun d’avoir en la Russie une entité intéressée par leur instabilité dans un « cercle de feu ».

J. Sariusz-Wolski a aussi identifié une faiblesse au niveau institutionnel. Les instances communautaires en matière de politique de voisinage seraient trop faibles avec pour conséquence de laisser les Etats membres comme les acteurs majeurs dans ce domaine et donc inévitablement d’entraîner une situation où ces Etats s’intéressent plus ou moins aux différents aspects de la PEV selon leur propre situation géographique. Cela créerait, au final, des disparités au sein même de l’Union et donc une faiblesse interne à l’UE.

Pour toutes ces raisons, M. Sariusz-Wolski prônerait non pas une réforme mais une véritable refonte de la PEV, sans pour autant revenir sur tout car il identifie tout de même certaines qualités. Il a affirmé que cette refonte devait amener l’UE à revenir sur une hypothèse de base de la PEV qui serait fausse à savoir l’idée que « notre concurrent géopolitique [(la Russie)] est neutre vis-à-vis de cette entreprise. Pour cela, il faudrait « mieux comprendre la politique russe » et « renforcer les capacités géopolitiques de l’Union » qui ne devrait pas « craindre la confrontation ».

Un travail de compréhension devrait aussi être mené vis-à-vis du Sud selon lui. En effet, l’UE aurait « mal compris le printemps arabe » et aurait eu de « faux espoirs ». C’est une approche sociale et anthropologique qui aurait fait défaut et qui déstabiliserait l’Union face à des « sociétés sans classe moyenne ».

La dernière recommandation de M. Sariusz-Wolski serait d’inviter l’Union a mieux prendre en compte les enjeux énergétiques (aussi bien à l’Est qu’au Sud) dans la conduite de la PEV.

En définitive, le député polonais voyait « peu de raisons d’être optimiste » car, à ses yeux, le programme de la nouvelle Commission ne mettrait pas assez l’accent sur une nécessaire reconstruction de la PEV.

Giulia Bonacquisti (EU Logos Athéna), Clément François (EU-Logos Athéna)

Pour en savoir plus

Rubrique Thema3 : la politique de voisinage a 10 ans, un projet ambitieux, mais méconnu . Un dossier complet http://www.eu-logos.org/eu-logos_dossier.php?idr=6&idnl=3393&nea=153&lang=fra&idd=3&articl=18

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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