Proposition de création d’un visa d’itinérance : la confiance dans l’espace Schengen mise en examen

Le 1er avril 2014, la Commission européenne avait présenté sa proposition de règlement portant création d’un visa d’itinérance. Ce visa a pour but de combler le « vide juridique » qui existe au sein de l’Union européenne entre, d’une part, les visas Schengen de court séjour (ou « visas uniformes ») qui permettent de circuler dans tous les États membres pour une durée maximum de 90 jours consécutifs et, d’autre part, les titres de séjour ou visas nationaux de long séjour permettant de résider pour une durée supérieure à 90 jours mais sur le territoire d’un seul État membre. Un vide juridique responsable d’un manque à gagner pour les États membres qui ne peut pas être négligé en ces périodes de difficultés économiques, a estimé la Commission. Brice Hortefeux (France, PPE), rapporteur sur le dossier, a présenté lundi 14 septembre son projet de rapport lors de la séance plénière de la commission LIBE. L’occasion pour les députés de s’interroger sur la confiance qu’ils sont réellement prêts à accorder à l’espace Schengen.

 

Dans sa proposition de règlement de 2014, la Commission constatait que « le cadre juridique que forment l’acquis Schengen actuel et l’acquis de l’Union européenne en matière de migration ne couvre pas tous les types de séjour prévu » et « de nombreux ressortissants de pays tiers, tels que les touristes, les artistes du spectacle vivant, les chercheurs, les étudiants, etc., ont des raisons légitimes d’y circuler pendant plus de 90 jours » comme les y restreint actuellement la règlementation des visas Schengen de court séjour.

« Au fil des années, la Commission a reçu de nombreuses plaintes et demandes de solution à cet égard de la part de ressortissants de pays tiers » peut-on lire dans la proposition de règlement d’avril 2014. Les voyageurs souhaitent circuler plus de 90 jours dans l’espace Schengen, rendant inopérant le visa Schengen de court séjour, tout en n’ayant pas l’intention de séjourner plus de 90 jours dans un État membre précis, si bien qu’ils ne veulent pas non plus introduire une demande de visa national de long séjour.

Et même s’ils le souhaitaient, la Commission a relevé que les titres et visas nationaux de long séjour sont le plus souvent « délivrés pour des motifs précis (motif professionnel ou commercial, études, regroupement familial, etc.) » dont le tourisme ne fait, en général, pas partie. Une lacune juridique à cause de laquelle « les États membres passent… à côté de débouchés économiques » pour la Commission, qui pense plus particulièrement aux nouveaux touristes du luxe en provenance, entre autres, de Russie et de Chine.

Des touristes souvent désireux de faire un « tour d’Europe » et non de se limiter à un ou quelques États membres – induisant autant de demandes de visas que d’États à visiter – et ne pouvant pas se prévaloir de motifs professionnels, estudiantins ou familiaux pour cela, ce qui aboutit le plus souvent au rejet de leur demande.

Le cadre juridique actuel a pour conséquence d’obliger les ressortissants de pays tiers usant d’un visa Schengen à quitter celui-ci au terme de leur séjour de 90 jours consécutifs et d’ « attendre » 90 jours supplémentaires hors de l’Union avant de pouvoir y séjourner à nouveau légalement.

Pour la Commission, « cette situation ne saurait être justifiée par des considérations liées à la sécurité des États membres et elle dessert leurs intérêts en matière économique, culturelle et d’éducation ». C’est pourquoi la Commission a introduit sa proposition de créer un visa d’itinérance permettant à des ressortissants d’États tiers de séjourner entre 90 jours et un an dans l’espace Schengen (avec la possibilité de prolonger le visa jusqu’à deux ans maximum), à condition que le demandeur n’ait pas l’intention de séjourner plus de 90 jours dans le même État membre.

La création d’un visa d’itinérance doit également permettre de résorber certaines pratiques consulaires à la limites de la légalité mais guidées par des considérations pratiques, et qui consistent par exemple à délivrer un visa à validité territoriale limitée (visa VTL) à la suite de l’expiration d’un visa Schengen uniforme grâce au flou juridique du Code des visas qui prévoit que les visas VTL

peuvent être délivrés comme complément à un visa en cours de validité et « à titre exceptionnelle… lorsque, pour des raisons considérées comme valables par le consulat » le demandeur doit effectuer un séjour de 90 jours pendant la même période de 180 jours.

Cependant, d’une manière générale, les États membres ont fait savoir leurs hésitations à la mise en place d’un visa d’itinérance du fait du nombre restreint de demandeurs qui semblent concernés.

 

La proposition de la Commission d’avril 2014

La Commission envisage deux options dans sa proposition de règlement. La différence réside dans l’étendue de la catégorie des individus reconnus comme ayant un « intérêt légitime » à demander un visa d’itinérance.

La première option consiste en un visa « uniquement pour une groupe restreint de ressortissants de pays tiers : les artistes (ou les sportifs), les professionnels de la culture et les membres de leur équipe employés par les organisations ou des troupes de spectacle vivant fiables et reconnues, et les parents proches qui les accompagnent ». Il s’agit d’un groupe qui s’est particulièrement manifesté lors des consultations publiques de la Commission et qui représenteraient, selon les estimations de cette dernière, 60 000 demandeurs par an. C’est assez peu, comme le reconnaît elle-même la Commission, si on compare ce chiffre avec les 15 millions de visas uniformes demandés en 2012. Cependant, « ces voyageurs sont réputés « très dépensiers » et sont, dès lors, susceptibles de générer des revenus considérables et de stimuler l’activité économique dans l’Union européenne, en particulier s’ils séjournent plus longtemps dans l’espace Schengen ». La Commission a ainsi calculé que cette première option pourrait rapporter quelques 500 millions d’euros de revenus supplémentaires par an (location de sites, taxes, services marketings, hôtels et restaurants, services de transport locaux, …).

La seconde option consiste en un visa « destiné à l’ensemble des ressortissants de pays tiers » qui en font la demande (touristes, chercheurs, étudiants, femmes et hommes d’affaires, …). La Commission a estimé l’incidence économique de cette seconde option à un milliard d’euros environ.

Dans les deux cas, la Commission note que « le gain économique résulterait des dépenses des « nouveaux » voyageurs, attirés par la nouvelle possibilité de séjourner plus longtemps dans l’espace Schengen ». Elle démontre également que les coûts administratifs supplémentaires pour le traitement du nouveau type d’autorisation par rapport à un visa uniforme seront négligeables, à tout du moins largement inférieurs aux frais induits par des demandes répétées de visas ou de prolongation de ceux déjà délivrés.

Concernant les éléments juridiques, on peut noter que l’article 4 de la proposition de règlement de la Commission prévoit que le visa d’itinérance (visa de type T) ne pourra pas être délivré aux frontières extérieures de l’espace Schengen dans la mesure où la durée prolongée du visa exige un examen approfondi de toute demande. De plus, toute demande de visa d’itinérance devra être enregistrée dans le Système d’Information des Visas (VIS).

L’article 5 établit la liste des documents qui seront exigés : un « document de voyage valide, reconnu par l’État compétent pour examiner la demande » et par au moins « un autre État membre dans lequel le demandeur prévoit de se rendre » ; une preuve appropriée de l’intention de séjourner dans plusieurs États membres, sans jamais dépasser la période maximale de 90 jours par État ; la preuve de disposer de « moyens de subsistance suffisants » et d’une « situation économique stable au moyen de fiches de salaires ou de relevés bancaires couvrant les 12 mois précédant la date de la demande » et/ou la preuve de pouvoir les acquérir légalement durant le séjour sur le territoire des États membres ; le ou les permis de travail requis.

Certaines catégories de demandeurs, employés ou invités par « une entreprise, une organisation ou une institution fiable et reconnue », bénéficieront d’assouplissement à la procédure, comme une exemption possible de l’obligation de présenter certains documents.

L’article 5 fixe également les droits de visa à 60€, « soit le montant normal à acquitter pour une demande de visa de court séjour ».

Enfin, l’article 6 fixe un délai de 20 jours calendaires pour que l’État membre responsable se prononce sur la demande. Ce délai est plus long que celui de traitement des demandes de visa de court séjour actuellement en vigueur (15 jours) du fait de la nécessité de procéder à un examen approfondi de celle-ci.

 

Le projet de rapport de Brice Hortefeux présenté le 14 septembre 2015

Brice Hortefeux (France, PPE), rapporteur pour la commission LIBE, a introduit le visa d’itinérance, « visa Schengen de longue durée », comme un « instrument innovant ». Mais il a immédiatement regretté en contrepartie l’absence de recul existant à ce jour sur la question et l’existence de « lacunes » dans la proposition de la Commission.

Brice Hortefeux a également balayé d’emblée l’utilité d’un tel visa pour promouvoir le tourisme européen dans la mesure où, en Europe, « le tourisme est surtout intra-européen » et que « les afflux d’étrangers sont déjà importants », ne justifiant pas la création d’un nouvel instrument juridique à leur attention. Brice Hortefeux a donc préféré privilégier la première option présentée par la Commission dans son rapport de 2014, en réduisant encore le champ des bénéficiaires ayant un « intérêt légitime » aux seules « professions itinérantes artistiques, comme les cirques, et les sportifs de haut niveau » accompagnés des membres de leur équipe.

Une liste limitative qu’il envisage de pouvoir élargir à l’avenir, si cela s’avère nécessaire d’après les conclusions de l’évaluation de la mise en oeuvre du règlement, qui devra avoir lieu deux ans après l’entrée en vigueur de celui-ci s’il est adopté. Un choix également soutenu par le député Gérard Deprez (Belge, ADLE) qui considère « qu’il vaut mieux être trop prudent que trop extensif au début car il est plus facile d’étendre les catégories de bénéficiaires par la suite que de les restreindre une fois mises en oeuvre ». Il rejoint ainsi la proposition de Brice Hortefeux de ne faire bénéficier le visa d’itinérance qu’aux artistes et aux sportifs dont l’organisation de l’activité le justifie, tout en y ajoutant les directeurs de grandes entreprises. Un tel choix simplifie la procédure dans la mesure où « la durée de validité du visa pourrait alors être la durée de l’exercice de l’activité professionnelle ».

Au contraire, Juan Fernando López Aguilar (Espagne, S&D) a jugé cette proposition d’emblée trop restrictive, et souhaiterait y voir inclus « les touristes retraités », disposant de plus de temps pour voyager au sein de l’espace Schengen, ainsi que « les étudiants étrangers », qui pourraient souhaiter profiter de leur présence sur le continent européen pour s’attarder 6 mois à 1 an supplémentaire afin de visiter d’autres États membres.

Brice Hortefeux (France, PPE) a également souhaité apporté un changement concernant les droits de visa : 60€ lui ont semblé trop faibles au regard des 136$ demandés au Royaume-Uni, des 190$ aux États-Unis ou, pour rester en euros, des 167€ exigés en Chine. Le rapporteur a estimé que le montant de 100€ correspondait mieux à la réalité de la pratique et qu’il permettrait de couvrir les frais supplémentaires occasionnés pour les consulats obligés d’effectuer une analyse plus fine des demandes de visa.

Dans le même esprit, Brice Hortefeux a proposé de porter la durée de la phase de consultation à 30 jours « afin de laisser aux autorités des États membres le temps nécessaire pour examiner les documents justificatifs et de formuler, si nécessaire, une objection s’il existe un risque d’immigration irrégulière ou pour la sécurité ». Un amendement et une argumentation plutôt mal accueillis, tant du côté de la Commission que des rapporteurs fictifs.

Concernant l’État membre responsable de l’examen de la demande et de la délivrance du visa, Brice Hortefeux (France, PPE) a jugé « plus logique que l’État membre où le demandeur passera l’essentiel de son temps soit responsable de la demande de visa ». Une proposition favorablement accueillie par une large majorité des députés présents, à l’image de Marie-Christine Vergiat (France, GUE/NGL) qui a estimé que la proposition de Brice Hortefeux allait « dans le bon sens » car « nous avons besoin de plus de logique européenne, de plus de solidarité européenne dans l’espace Schengen ». Ainsi, l’essentiel des députés semblaient s’accorder sur la nécessité de ne pas faire la même « erreur » qu’avec Dublin. Pour Marie-Christine Vergiat, « ce qui ne marche pas avec Dublin, c’est le fait qu’on ramène tout à une seul pays et qu’il n’y a pas de logique européenne », autrement dit, que chaque État membre soit responsable de son « bout » de frontière extérieure.

 

Cependant, sa proposition supplémentaire que chaque État membre dans lequel le demandeur doit séjourner soit consulté par l’État responsable de la demande de visa été jugée « trop lourde et restrictive » par Lopez Aguilar (Espagne, S&D), rejoint sur ce point par Bodile Valero (Suède, ALE), entraînant un risque de voir un nombre trop important de demandes de visa d’itinérance rejetées par manque d’unanimité de la part des États membres.

Plus encore, la proposition de Brice Hortefeux (France, PPE) d’amender l’article 5 de la proposition de la Commission pour ajouter un nombre significatif de documents justificatifs a soulevé de nombreuses contestations. Le rapporteur a en effet proposé, en plus des documents déjà exigés par la Commission, d’y ajouter l’obligation de fournir une copie de l’assurance-maladie de voyage, du casier judiciaire, la programmation de la tournée et des lettres de recommandation pour les organisations comme les cirques et les fédérations sportives.

 

Lopez Aguilar (Espagne, S&D) a regretté qu’un texte « censé dynamiser et faciliter l’octroi de visas se retrouve alourdie par des barrières supplémentaires ». Une opinion partagée par Mme Valero (Suède, ALE) et Marie-Christine Vergiat (France, GUE/GNL). Créer un visa pour permettre à des ressortissants d’État tiers de circuler librement dans l’espace Schengen pour une période pouvant aller de 3 mois à deux ans à la condition qu’ils remplissent un nombre incalculable de conditions, notamment d’ordre sécuritaire, relève à n’en pas douter de l’hypocrisie et du jeu de dupes : la possibilité pour des « étrangers » de circuler librement dans l’espace Schengen pour diverses raisons professionnelles ou personnelles est proposée pour mieux la refuser.

Prenant du recul par rapport aux désaccords apparus lors de la commission LIBE sur des points techniques du via d’itinérance, Marie-Christine Vergiat (France, GUE/GNL) a soulevé une question fondamentale, que les députés européens comme la Commission ne pourront pas continuer à éviter encore longtemps : « la vraie question est a-t-on confiance dans l’espace Schengen ou n’a-t-on pas confiance dans l’espace Schengen ? ». C’est l‘enjeu principal qui se joue ici, et il va au-delà du simple octroi d’un visa d’itinérance.

 

 

 

Lauriane Lizé-Galabbé

 

 

Pour en savoir plus

 

     -. Proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil portant création d’un visa d’itinérance et modifiant la convention d’application de l’accord de Schengen ainsi que les règlements (CE) n° 562/2006 et (CE) n° 767/2008

     http://www.europarl.europa.eu/meetdocs/2014_2019/documents/com/com_com%282014%290163_/com_com%282014%290163_fr.pdf (FR)  http://ec.europa.eu/dgs/home-affairs/e-library/documents/policies/borders-and-visas/visa-policy/docs/proposal_regulation_touring_visa_en.pdf (EN)

 

     -. Projet de rapport sur la proposition de règlement du Parlement européen et du Conseil portant création d’un visa d’itinérance et modifiant la convention d’application de l’accord de Schengen ainsi que les règlements (CE) n° 562/2006 et (CE) n° 767/2008

http://www.europarl.europa.eu/sides/getDoc.do?pubRef=-%2f%2fEP%2f%2fNONSGML%2bCOMPARL%2bPE-560.876%2b02%2bDOC%2bPDF%2bV0%2f%2fFR

 

Adeline Silva Pereira

Après avoir effectué la deuxième année du master Sécurité Globale analyste politique trilingue à l'Université de Bordeaux, j'effectue un stage au sein d'EU Logos afin de pouvoir mettre en pratique mes compétences d'analyste concernant l'actualité européenne sur la défense, la sécurité et plus largement la coopération judiciaire et policière.

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